Le système immunitaire — Episode 1: Prolégomènes

Le système immunitaire — Prolégomènes

Comme tous les êtres vivants présents actuellement sur cette planète, nous possédons un système immunitaire. C’est le cas des animaux (dont nous)[1], des plantes[2], des champignons[3], et même des bactéries[4]. Il n’est pas équivalent chez tous ces organismes, mais il y a bel et bien un système immunitaire chez eux. Dans l’imagination collective héritée des connaissances glanées à l’école, dans les documentaires et dans les adages populaires, le système immunitaire est surtout envisagé comme un système de défense contre les entités extérieures telles que les bactéries, les virus, les parasites, etc. C’est bien l’un des rôles que cette machinerie complexe peut adopter: combattre les pathogènes. Et c’est ce que nous allons voir ! Mais en réalité, le système immunitaire est bien plus qu’une simple force de réaction contre les envahisseurs. Beaucoup plus, même. Et je t’ai déjà écrit un billet sur cette question. Aujourd’hui, on va surtout voir une chose importante: le système immunitaire est, avant d’être une arme offensive, d’abord une machine à pressions de sélection. Tu ne vois pas ce que je veux dire par là ? Alors ce billet est fait pour toi.

 

Un peu de stabilité

Tu n’en as peut-être pas conscience mais dans ton corps, l’environnement est assez stable. Le pH, la température, l’humidité, la salinité, etc. sont régulés par tout un tas de mécanismes physiologiques, qu’on regroupe sous le terme d’« homéostasie »[5]. Evidemment, quand je dis “stable ”, c’est un peu trompeur, car je sais que tu sais (!) que les choses changent dans un corps humain — ou dans celui de n’importe quel organisme. Même dans une cellule, le fait qu’il s’y déroule un métabolisme (ensemble de réactions biochimiques, pour simplifier) rend la stabilité impossible. Mais là, je parle de stabilité des conditions physico-chimiques par rapport à l’extérieur, qui est lui soumis aux aléas de la météorologie (changements locaux, à petite échelle, de températures, hygrométrie, etc.), du climat (changements saisonniers, à grande échelle), et à la fluctuation de l’hygrométrie, la concentration en sels, en polluants, en matière organique, etc. Ce sont des variations dont l’amplitude et la durée peuvent changer énormément selon la géographie, le moment de la journée, les saisons, etc. Il y a des endroits où la température extérieure peut passer de valeurs négatives la nuit à une fournaise insupportable le jour, comme dans certains déserts ; des moments de l’année où le froid est intense, d’autres où une sécheresse surchauffée peut sévir ; d’autres moments ou lieux où la pluie peut durer des jours, inonder de grandes surfaces, et d’autres où il n’y a pas une goutte de pluie. 

Figure 1
Dans nos corps, la température se situe en revanche en permanence entre 36.5 et 37.5 °C en moyenne (Figure 1, issue de ). Il y a évidemment des zones où cela varie avec les conditions extérieures[6][7], comme à la surface de la peau (épiderme), dans le derme qui se trouve juste en-dessous, ou encore des organes dont la température varie en fonction de l’activité physique, de la diète ou du moment de la journée, comme dans le cerveau[8] (tu peux d’ailleurs trouver un article de vulgarisation sur ce point ici). C’est néanmoins beaucoup plus stable et prévisible qu’à l’extérieur.

 

 

 

Figure 2

Il en est de même du pH du corps humain, qui se situe aux alentours de 7 (neutre) un peu partout[9] (cœur, cerveau, sang, lymphe), ou de 8 (sécrétions pancréatiques, intestinales, etc.), avec le jus gastrique (dans l’estomac) qui varie entre pH 1 (très acide) et pH 4 (acide) chez un adulte, selon le moment de la journée, mais aussi selon qu’on vient de manger ou non. Bien entendu, la nourriture ou les boissons ingérées peuvent temporairement modifier le pH du jus gastrique, mais il est, globalement, très acide, ce qui participe à la dégradation et la destruction des composants de nos aliments — la digestion, en d’autres termes (Figure 2).

 

 

 

 

Notre corps, ce milieu de culture

Contrairement à l’extérieur, où tout peu changer drastiquement d’un hectare à l’autre, le milieu intérieur d’un organisme animal est riche en métaux alcalins (sodium, potassium, lithium), alcalino-terreux (magnésium, calcium), de transition (fer, zinc, manganèse, cuivre, etc.), en matière organique, etc, tous indispensables à l’intégrité des cellules. Et c’est parfaitement normal: nos fluides corporels sont pour ainsi dire des “milieux de culture” préservant, maintenant et nourrissant nos cellules, favorisant leur croissance et leur multiplication. Normal qu’il soit riche en tout ce dont elles ont besoin.

 

Texte de l'encadré, traduit de la référence 10: Pour les microparasites pathogènes (virus, bactéries, protozoaires, ou champignons), nous et les autres animaux (et les êtres vivants au sens large) ne sommes rien de plus que des flasques de milieu de culture souples. Presque à chaque fois que nous mangeons, que nous nous brossons les dents, grattons notre peau, avons des relations sexuelles, sommes piqués par des insectes, que nous inspirons, nous faisons face à des populations de microbes qui sont capables de coloniser les muqueuses qui tapissent nos orifices et tractus alimentaire et qui prolifèrent dans nos fluides et dans nos cellules. Néanmoins, nous sommes rarement malades et ne succombons que rarement à ces infections. Le nombre incroyable de bactéries et autres micro- et pas-si-micro-organismes qui abondent et se reproduisent dans notre tube digestif ou qui recouvrent notre peau ainsi que les muqueuses qui tapissent nos orifices semblent maintenir leurs communautés dans une coexistence apparemment pacifique avec les cellules somatiques qui nous constituent. Pourquoi ces microbes n’envahissent-t-ils pas et ne prolifèrent-ils pas dans le milieu de culture contenu dans cette flasque à fine paroi qui nous délimite ?

De plus, nos tissus sont constitués de cellules, construites à partir de lipides, de glucides, d’acides nucléiques (ADN, ARN), de protéines (structures internes, enzymes). Tout ça aussi peut être déconstruit, réutilisé, recyclé par nos cellules. Et par les microorganismes.

Figure 3: Le tableau présente les 4 classes de macromolécule (molécules géantes) présentes chez tous les êtres vivants actuellement présents sur Terre: 1) les lipides, les glucides, les protéines (protéines et enzymes) et les acides nucléiques (ADN, ARN, nucléotides).
 

Les macromolécules qui constituent les cellules sont, elles aussi, des sources de matière utilisables: nous-mêmes ingérons des tissus vivants (plantes, viande, microorganismes, etc.) et extrayons et dégradons ces dernières pour alimenter le métabolisme. Du point de vue d’un microorganisme — qui utilise les mêmes ressources —, l’intérieur du corps d’un animal est donc un incubateur parfait[10][11]. Tout y est disponible en quantités quasiment infinies (pour une bestiole de quelques micromètres !) et c’est stable. Pas de fluctuations aléatoires, par de catastrophes d’amplitude dantesque, pas de disette en nutriments. Dans l’environnement, les microorganismes sont soumis aux aléas, aux fluctuations des ressources, à la compétition avec d’autres organismes. Bref, à énormément de contraintes qui sont autant de “pressions sélectives”. Notre environnement intérieur, pour un microorganisme, c’est donc une sorte de paradis, un milieu de culture parfait (Encadré 1).

Dans des conditions  compatibles avec sa survie (pH, température, etc), une bactérie qui possède un métabolisme permettant d’exploiter les ressources locales (métaux, matière organique, etc.) peut se maintenir, se développer et se reproduire (multiplier) seule. Parmi ces microorganismes, certains ont des capacités biologiques grâce auxquelles ils peuvent — en plus de vivre dans ces environnements —, survivre dans un organisme animal s’ils y entrent et peuvent, en plus, s’y multiplier[12]. Ils ont donc un avantage, car ils peuvent avoir accès à d’immenses ressources que d’autres microorganismes — qui ne tolèrent pas ces conditions — ne peuvent pas atteindre. En effet, chaque espèce de microorganisme possède ses propres besoins et optima de température, pH, salinité, concentration en oxygène, etc. Et beaucoup sont en réalité parfaitement incapables de vivre dans un corps humain. On ne les y trouve jamais. En revanche, ceux qui peuvent y vivre, s’ils parviennent à y entrer, s’y multiplient comme dans une sorte de niche écologique optimale ou, en tout cas, favorable. Prenons une bactérie comme Escherichia coli, ayant justement les capacités de vivre dans un organisme animal. Une cellule d’E. coli peut, lorsqu’elle dispose des ressources nécessaires, se diviser toutes les vingt minutes — à condition également qu’elle se trouve dans des conditions favorables. Note qu’à ce rythme, elle devrait nous dissoudre en quelques jours… Et ce n’est pas le cas !

Figure 3: La division bactérienne (ici, c'est Escherichia coli). Le texte est le suivant: Tu sais qu’une bactérie ça se reproduit en se divisant. Et ça, ça veut dire qu’elle doit doubler la quantité de tout ce qu’elle contient (en plus de dupliquer son ADN) pour que les deux cellules qui vont résulter de cette division possèdent les mêmes éléments. Bref, faut des ressources pour faire ça, histoire d’avoir les briques pour construire le tout. Et ça s’appelle des nutriments. Sur l'image, E. coli dit "Je me divise tant que j'ai du matos pour le faire!". La croissance/multiplication bactérienne par division clonale (ouais, comme toutes les cellules-filles sont génétiquement identiques, bah elles sont toutes des clones!) c’est exponentiel. Mais tu remarqueras que la Terre n’est pas recouverte des bactéries qui se divisent le plus vite. Sinon, celles qui vivent dans tes intestins, bah elles finiraient par te digérer les organes, et par te submerger!
 

Donc, tu comprends que notre organisme, rien qu’en raison des conditions de base qui y règnent, exerce déjà de très nombreuses pressions sélectives qui empêchent la plupart des microorganismes d’y survivre, s’ils ne possèdent pas les capacités adéquates [11,12].

Mais, évidemment, il y a tous ceux qui se contentent très bien de ces conditions, qui correspondent à leurs optima physiologiques, et qui sont en plus capables d’y exploiter les ressources dont ils ont besoin. Ceux-là ne sont pas contre-sélectionnés par ces conditions.

 

Le système immunitaire, cette machine à pressions sélectives

Tout le principe de ce qu’on appelle “système immunitaire”, c’est précisément de jouer sur les contraintes qui modulent ou empêchent la colonisation et/ou le développement de microorganismes. Le système immunitaire, c’est une machine à pressions de sélection. C’est donc appliquer une grande série de contraintes physico-chimiques et biologiques qui changent ce paradis à microorganismes en une sorte de désert aride, où les ressources sont inaccessibles et les conditions de survie défavorables. Cela peut empêcher la pullulation de ces microorganismes. Il faut donc que ces pressions surviennent assez rapidement pour empêcher l’invasion —qu’elles surviennent plus vite que la multiplication microbienne. Le système immunitaire doit être plus rapide que les microorganismes. Mais note déjà au passage que nos conditions internes sont déjà un obstacle à tout un tas de microorganismes. Si tout ce qui empêche des microorganismes étrangers d’entrer et de se développer en nous était considéré comme une partie du système immunitaire, alors la peau (barrière physique), le jus gastrique (acide), notre température corporelle, à peu près tout ce qui nous constitue serait le système immunitaire. En fait, on parle de barrières immunitaires, même si on ne considère pas ces organes et ces conditions comme faisant partie du système immunitaire. Ici, la limite entre « faisant partie du système immunitaire » et « faisant partie du corps » n’a aucune raison d’exister : elle est poreuse, floue, dynamique, et dépend des conditions.

Il y a des tas de manières de parvenir à ce résultat (pression de sélection): changer la température (fièvre), la salinité, le pH, saturer le milieu de molécules de destruction des membranes, exercer une “prédation” (phagocytose par les macrophages ou autres cellules de l’immunité innée). Il y a aussi — et c’est souvent par là que commencent les défenses face à des microorganismes — ce qu’on appelle l’ “immunité nutritionnelle”[13][14][15][16], au cours de laquelle les cellules immunitaires comme les neutrophiles ou les macrophages sécrètent des protéines qui piègent et séquestrent tous les métaux (comme le zinc, le fer, le cuivre, le magnésium, etc.). Ces derniers ne sont dès lors plus disponibles (ou nettement moins) aux microorganismes qui en ont autant besoin que nous. Et il y a aussi des mécanismes dans les cellules, qui permettent aussi de perturber, et exercer des contraintes (pressions) sur les pathogènes tels que les virus, qui détournent et utilisent nos protéines et nos cellules pour se reproduire.

Mais, dans le même temps, il faut aussi que ces changements drastiques soient modulés suffisamment pour que nos propres cellules, tissus, organes ne deviennent pas elles-mêmes victimes collatérales — choses qui se produisent dans les maladies auto-immunes, ou lors d’infections qui tournent mal, ou encore lors d’allergies, etc.

C’est ça, le système immunitaire. Pour simplifier. Beaucoup simplifier. Nos organismes, leurs conditions internes, le système immunitaire (au sens classique), sont des filtres sélectifs évitant l’entrée et/ou la multiplication des microorganismes en transformant les conditions qui leurs sont favorables en pressions délétères, le plus loin possible de leur optima. Ceci affecte aussi nos cellules, évidemment, mais elles peuvent temporairement le supporter, à leur plus grand bénéfice.

Maintenant, c’est bon, tu es prêt.e pour qu’on parle vraiment d’immunité. Je sais que parler du système immunitaire de manière large comme ça, sans précisions, et en généralisant aux pressions sélectives qu’il exerce, c’est un peu inattendu. Mais ça permettra de mieux saisir ce qu’il se joue à l’intérieur en cas d’infection. On se retrouve bientôt !

 

REFERENCES


[1] Yuan S, Tao X, Huang S, Chen S, Xu A. Comparative immune systems in animals. Annu Rev Anim Biosci. 2014 Feb;2:235-58. doi: 10.1146/annurev-animal-031412-103634.

[2] Spoel SH, Dong X. How do plants achieve immunity? Defence without specialized immune cells. Nat Rev Immunol. 2012 Jan 25;12(2):89-100. doi: 10.1038/nri3141.

[3] Gaspar ML, Pawlowska TE. Innate immunity in fungi: Is regulated cell death involved? PLoS Pathog. 2022 May 19;18(5):e1010460. doi: 10.1371/journal.ppat.1010460.

[4] Marraffini LA. CRISPR-Cas immunity in prokaryotes. Nature. 2015 Oct 1;526(7571):55-61. doi: 10.1038/nature15386

[5] Sur le concept d’homéostasie, il y a un chapitre (en anglais) disponible ici gratuitement: https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/32644564/ (Libretti S, Puckett Y. Physiology, Homeostasis. 2022 May 8. In: StatPearls [Internet]. Treasure Island (FL): StatPearls Publishing; 2022 Jan)

[7] White MD, Bosio CM, Duplantis BN, Nano FE. Human body temperature and new approaches to constructing temperature-sensitive bacterial vaccines. Cell Mol Life Sci. 2011 Sep;68(18):3019-31. doi: 10.1007/s00018-011-0734-2.

[8] Rzechorzek NM, Thrippleton MJ, Chappell FM, Mair G, Ercole A, Cabeleira M; CENTER-TBI High Resolution ICU (HR ICU) Sub-Study Participants and Investigators; Rhodes J, Marshall I, O'Neill JS. A daily temperature rhythm in the human brain predicts survival after brain injury. Brain. 2022 Jun 30;145(6):2031-2048. doi: 10.1093/brain/awab466.

[9] Gaohua L, Miao X, Dou L. Crosstalk of physiological pH and chemical pKa under the umbrella of physiologically based pharmacokinetic modeling of drug absorption, distribution, metabolism, excretion, and toxicity. Expert Opin Drug Metab Toxicol. 2021 Sep;17(9):1103-1124.

[10] Levin BR, Antia R. Why we don't get sick: the within-host population dynamics of bacterial infections. Science. 2001 May 11;292(5519):1112-5. doi: 10.1126/science.1058879.

[11] Martínez JL. Bacterial pathogens: from natural ecosystems to human hosts. Environ Microbiol. 2013 Feb;15(2):325-33. doi: 10.1111/j.1462-2920.2012.02837.x.

[12] Bliven KA, Maurelli AT. Evolution of Bacterial Pathogens Within the Human Host. Microbiol Spectr. 2016 Feb;4(1):10.1128/microbiolspec.VMBF-0017-2015. doi: 10.1128/microbiolspec.VMBF-0017-2015.

[13] Zygiel EM, Nolan EM. Transition Metal Sequestration by the Host-Defense Protein Calprotectin. Annu Rev Biochem. 2018 Jun 20;87:621-643. doi: 10.1146/annurev-biochem-062917-012312.

[14] M. I. Hood, E. P. Skaar, Nutritional immunity: transition metals at the pathogen–host interface. Nat. Rev Microbiol 10, 525–537 (2012)

[15] L. Rohmer, D. Hocquet, S. I. Miller, Are pathogenic bacteria just looking for food? Metabolism and microbial pathogenesis. Trends Microbiol. 19, 341–348 (2011).

[16] Murdoch CC, Skaar EP. Nutritional immunity: the battle for nutrient metals at the host-pathogen interface. Nat Rev Microbiol. 2022 May 31:1–14. doi: 10.1038/s41579-022-00745-6.

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