Qui a découvert l’ADN et l’ARN ? Episode 1 — Le découvreur oublié de l’ADN… et de l’ARN.

Tu as peut-être l’impression qu’on connaît l’ADN (l’acide désoxyribonucléique) depuis des siècles. Après tout, on entend beaucoup d’expressions qui y sont associées de nos jours, sans parler du nombre colossal de séries ou de films qui l’évoquent. Pourtant, pas une trace de ce sigle dans les ouvrages et articles scientifiques avant les années 1930. S’il te prenait l’envie de chercher dans des dictionnaires de cette période, tu ne trouverais guère de mentions à l’ADN et si tu poussais jusqu’à t’informer sur les occurrences de son nom complet, « acide désoxyribonucléique », rares seraient les encyclopédies qui y consacreraient une seule ligne. Pourquoi ?

 

    Une remise en contexte nécessaire

    La dénomination « acide désoxyribonucléique » n’apparut qu’entre 1929 et 1931 suite aux travaux d’un biochimiste américain d’origine lituanienne, Phoebus Levene (1869-1940), qui caractérisa cette substance et en détermina la composition, les briques constitutives, et la manière dont elles s’assemblent[1][2] jusqu’à sa mort en 1940. Le nom n’existait pas avant. Alors ? Est-ce lui, Phoebus Levene, le découvreur de l’ADN ? Non. En cherchant bien dans la littérature scientifique de l’époque, tu trouverais qu’avant l’invention du terme « acide désoxyribonucléique », le nom « acide nucléique » était utilisé précédemment pour nommer la même substance, un nom donné par Richard Altmann en 1889 (Nucleinsäure, en allemand)[3]. Mais il n’est pas non plus son découvreur, simplement celui qui établit que la substance avait des propriétés acides justifiant de forger un nouveau nom qui le préciserait. On recroisera ce personnage dans l’épisode 2.

    Contrairement à aujourd’hui, où « acide désoxyribonucléique » et « ADN » trônent fièrement dans n’importe quel dictionnaire ou encyclopédie non-scientifiques, peu de mentions de l’acide nucléique ou de l’acide désoxyribonucléique figuraient dans les ouvrages de l’époque de Richard Altmann ou, plus tard, de Phoebus Levene, excepté dans des journaux scientifiques très spécialisés. Pour quelle raison ?

    L’acide nucléique était considéré comme une substance peu intéressante, voire à peine digne d’être étudiée, y compris par Levene qui l’avait pourtant intensément étudiée toute sa vie. Levene avait proposé, dans les années 1930, une hypothèse sur leur structure, la « théorie des tétranucléotides » qui, en plus d’être fausse, avait popularisé l’idée que les acides nucléiques étaient des molécules « ternes » et « idiotes »[4], car bien qu’étant de très grandes structures, elles étaient constituées de briques répétitives sans grande originalité, ennuyeuses. En réalité, jusqu’en 1944, personne ne savait que l’ADN était le véhicule d’une mémoire biologique héréditaire et le support du matériel génétique. On connaissait bien la transmission héréditaire de certaines caractéristiques biologiques depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, et on parlait déjà de « gènes », mais on ignorait s’ils étaient de véritables entités physiques ou des illusions statistiques[5]. Dans les années 1940, l’hérédité, c’était pour les biologistes de l’époque une affaire de protéines, pas du tout d’acides nucléiques. Ils n’avaient donc que peu d’intérêt, et leur ennuyeuse et interminable structure répétitive n’arrangeait rien.

    Il est possible, si tu as déjà quelque connaissance du sujet, que tu te dises que l’ADN a été découvert par James Watson et Francis Crick en 1953 — peut-être même que tu y ajoutes la juste et indispensable contribution de Rosalind Franklin. Mais non. De ce que je t’ai déjà raconté, tu sais maintenant que la découverte de l’ADN est bien antérieure, puisque Levene et Altmann l’avaient déjà étudié avant eux. Si la structure en double hélice de l’ADN a effectivement été découverte en 1953 par Watson & Crick[6] d’une part et par Franklin[7] & Maurice Wilkins[8] d’autre part, la molécule d’ADN, elle, a été isolée quatre vingt quatre ans avant la découverte de la structure en double hélice (et donc il y a 154 ans en 2023) par quelqu’un d’autre.

    Alors qui a découvert l’ADN ?

    Allez, suis-moi, on va en parler.

 

    Noyau, qui es-tu ?

    La découverte de ce qu’on appelle aujourd’hui l’ADN remonte à plus d’un siècle et demi. En regard de l’Histoire, elle est récente, et nul besoin de considérer des « temps géologiques » pour s’en convaincre. Imagine-toi: on est en 1869, à Tübingen (Bade-Wurtemberg, actuelle Allemagne) dans le laboratoire d’un physiologiste et chimiste allemand, Félix Hoppe-Seyler (1825-1895), un savant réputé qui fut le découvreur du rôle de l’hémoglobine dans la fixation et le transport de l’oxygène dans le sang[9]. Il s’y trouvait alors un jeune biologiste et chimiste suisse, Friedrich Miescher (1844-1895)[10][11] (Fig. 1) qui, tant bien que mal, tentait de déterminer la composition chimique des constituants de cellules humaines, notamment celle de leur noyau. Cette structure cellulaire avait été décrite et nommée à peine 38 ans plus tôt (1831) par le chirurgien et botaniste écossais Robert Brown (1773-1853)[12] — celui du « mouvement brownien », oui. Le noyau avait déjà été observé avant Brown, et il y a fort à parier que de nombreux.se.s autres ont eu l’occasion de le distinguer à l’intérieur des cellules bien avant cette date. Après tout, l’invention des microscopes remonte au XVIIe siècle[13] et leur développement a été phénoménal durant les XVIIIe et XIXe siècles[14] ; le noyau est, du reste, très visible notamment dans les cellules végétales et certaines cellules animales. 

 

Figure 1: Portaits de Felix Hoppe-Seyler et Friedrisch Miescher. La carte localise la ville de Tübigen, dans l'actuelle Allemagne. Clique pour agrandir.

   Pour t’illustrer ce dont je parle, je t’ai mis une figure (Fig. 2) qui te montre mes propres cellules épithéliales buccales observées à l’aide d’un petit microscope d’une résolution à peu près équivalente à ce que Miescher devait avoir. Elles ne sont traitées avec des colorants, ce qui les rend difficiles à distinguer, mais cela a au moins l’avantage de te montrer que leur étude n’est pas aisée, et que sans colorants, il eût été difficile de le faire. Ces cellules ne sont pas des leucocytes, elles sont plus grandes (50 à 100 µm, contre ~10 à 20 pour des leucocytes classiques), mais sans aucune coloration, on verrait le même genre de chose : des entités translucides, délimitées par une membrane à l’aspect réfringent, remplies d’une substance à l’air gélatineux — le cytoplasme — et un peu granuleuse, et à l’intérieur, un corps ovoïde plus épais et légèrement plus sombre, le noyau. Tu peux donc constater que même avec un grossissement assez faible (l’image à gauche), on le perçoit sans grande difficulté, ce fameux noyau.

 

Figure 2: Cellules animales vues au microscope. Attention, sois indulgent.e, car j'ai utilisé un antique microscope désaffecté du labo, qui n'était pas équipé d'une caméra, et j'ai dû prendre les photos en collant l'objectif de mon téléphone sur l'occulaire du microscope pour obtenir les images, ce qui n'est pas d'une qualité optimale. Clique sur l'image pour l'agrandir.

    En dépit de cette visibilité, il n’en était pas moins que son rôle dans les cellules, aussi bien animales que végétales, était alors complètement inconnu. Comme la plupart des structures cellulaires visibles en microscopie optique à l’aide de différents colorants, d’ailleurs. On cherchait donc volontiers à en déterminer la composition chimique, histoire d’en connaître les propriétés au moins à l’échelle moléculaire. Et puis avec la mise au point de nouvelles techniques d’analyse chimique, c'était la mode. Ou dans l'air du temps. Comme tu préfères. On se demandait de quoi les cellules étaient faites.

 

    Noyau, de quoi es-tu fait ?

    En 1869, la chimie avait déjà fait des progrès considérables et la biologie avait déjà vu naître en son sein un courant scientifique qui consistait à analyser, décrire et déterminer la composition et la forme des molécules constitutives des êtres vivants. On parlait de « chimie biologique » et de « chimie physiologique »[15]. Le terme « biochimie » n’existait pas encore, pas plus que cette discipline, qui ne naquit qu’au début du XXe siècle[16].

    A l’époque de Miescher, l’existence des atomes n’avait pas encore été prouvée — ceci n’arriva qu’en 1906, avec les expériences de Jean Perrin[17] sur une idée théorique formulée par Einstein[18] — mais plus beaucoup de scientifiques doutaient encore de leur existence. John Dalton (1766-1844), avait par exemple théorisé dès 1804 l’existence d’atomes[19][20], seules entités capables, selon lui, d’expliquer le comportement de la matière. Dalton resta controversé, voire dénigré, pendant de longues décennies. En 1869, la chimie admettait néanmoins volontiers leur réalité au moins théorique, et on connaissait déjà depuis un certain temps les règles d’assemblage de ces entités hypothétiques qui gouvernait la construction de molécules, c’est-à-dire d’assemblages plus grands. En particulier, avec la découverte des règles d’interaction de l’atome de carbone (la « tétravalence ») par Friedrich August Kekulé[21] and Archibald Couper (1858), il devint progressivement possible de se représenter la façon dont les petites molécules étaient constituées, assemblées, en connaissant les atomes qu’elles contenaient, à condition qu’elles soient assez petites. L’information 3D n’était pas encore disponible, mais on pouvait déjà dessiner des molécules selon certaines règles consensuelles. On avait aussi déjà remarqué que les molécules biologiques étaient complexes, et les protéines, par exemple, étaient réputées pour cela.

    En 1865, le chimiste français Armand Gautier (1837-1920) écrivit (voir[22], p. 2) à propos des protéines (« matières albuminoïdes » dans le vocabulaire de l’époque):

 

Les matières albuminoïdes sont […] de composition chimique immédiate et élémentaire, indéfinie et indéterminée ; brûlant avec peu de flamme en se boursoufflant, dégageant des produits […] ammoniacaux, azotés et d’odeur âcre, puis laissant un charbon brillant, volumineux, difficile à incinérer (Robin & Verdeil) ; subissant par l’action des sucs gastriques et pancréatiques (L. Corvisart) des transformations qui les rendent assimilables et propres à la réparation de l’organisme dont ils forment la substance fondamentale.

 

    Ces substances « fondamentale[s] » à tous les organismes pouvaient être analysées, c’est-à-dire qu’on pouvait déterminer de quels atomes elles étaient constituées, mais la manière dont ces atomes s’assemblaient demeurait inconnue. Par ailleurs, en chimie, « analyser » signifiait exactement ce que l’étymologie du nom désignait à l’origine : détruire volontairement une substance pour en déterminer les pièces détachées. Et détruire une molécule pour en déterminer les atomes (on disait aussi « les éléments ») constitutifs, cela se faisait à l’aide d’une méthode qu’on appelait « analyse élémentaire ». C'était ce qui se faisait de mieux[23].

    Miescher, donc, s'intéressait beaucoup au noyau. A l’époque, personne n’avait la moindre idée de son rôle dans les cellules, et ceci intriguait beaucoup notre jeune homme. Cela peut sembler trivial aujourd’hui, mais analyser les composants des cellules humaines nécessitait… de se procurer des cellules humaines ! Or, il n'y avait pas de fournisseurs à l'époque, ni d'ailleurs de moyens de les cultiver en laboratoire, les techniques de culture de cellules in vitro n’étant apparues que bien plus tard, vers 1880 et, surtout, au début du XXe siècle[24]. De plus, l’analyse élémentaire de l’époque nécessitait des quantités assez importantes de matériel chimique à analyser[25]. Pour ne rien arranger, Miescher ne souhaitait pas déterminer la constitution des molécules de cellules entières. Non. Il voulait le faire seulement sur les noyaux. Plus particulièrement sur des substances isolées du noyau, c’est-à-dire extraites de celui-ci. Il fallait donc se procurer des cellules humaines, se débrouiller pour isoler tous les noyaux de toutes ces cellules, en éliminer les contaminants (les autres organites cellulaires, par exemple), en extirper les constituants, dans l’idéal les séparer les uns des autres et, malgré les pertes inévitables entre toutes les étapes nécessaires, obtenir assez de matériel à analyser et surtout assez pour reproduire l’expérience plusieurs fois, et s’assurer que les résultats n’étaient pas dus à des artéfacts de mesure.

    Pour se procurer des cellules humaines en quantités appréciables, Miescher se rendait à l’infirmerie militaire d’un hôpital proche et récupérait des bandages usagés imprégnés de pus prélevés sur des blessés de guerre[26]. Pour quelle raison ? Le pus est une substance séreuse jaunâtre à verdâtre qui s’écoule des blessures et des lésions. Au temps de Miescher, on expliquait encore beaucoup ces suppurations par la théorie des humeurs hippocratique[27]. Le système immunitaire n’avait pas été découvert et Louis Pasteur (1822-1895) venait à peine de démontrer que les fermentations et putréfactions étaient des processus induits obligatoirement par des microorganismes, et pas des réactions chimiques spontanées impliquant une force vitale[28]. Son travail sur les maladies infectieuses et celui de Robert Koch (1843-1910) sur l’implication de germes microbiens dans les infections et les maladies contagieuses n’en étaient qu’à leurs balbutiements. On débattait encore de la nature — bénéfique ou néfaste — du pus dont on ignorait l’origine et le rôle physiologique. En 1843, le médecin britannique William Addison[29] (1802-1881) et le médecin et pathologiste français Gabriel Andral[30] (père de l’hématologie) découvrirent néanmoins que le pus est constitué d’un amalgame de cellules et de débris biologiques. Ces cellules, appelées leucocytes (ou simplement « globules blancs »), normalement présentes dans le sang, étaient clairement liées aux états pathologiques, pouvaient sortir des vaisseaux et s’accumuler à l’endroit des blessures, notamment dans le pus, mais on ignorait leur rôle, qu’on pensait être important dans la nutrition. Leur fonction immunitaire ne commença à être découverte qu’à la toute fin du XIXe siècle[31]. Il n’empêche que le pus, bien que mal compris, était une source de cellules humaines déjà bien décrites, les leucocytes.

    Miescher a alors laborieusement déterminé des protocoles précis pour détacher consciencieusement les cellules des bandages, sans les détruire, afin de les utiliser dans le meilleur état possible. Il est même parvenu, grâce à différents traitements chimiques, à se débrouiller pour éliminer toutes les membranes extérieures des cellules, leur cytoplasme, et ne conserver que le noyau[32]. Cela impliquait, après chaque traitement, d’observer les cellules et leurs débris par microscopie. Autant dire que la mise au point des différentes étapes lui a pris un certain temps, mais il réussit dans son entreprise pour le moins acharnée. Ce faisant, ayant isolé les noyaux de ses leucocytes tout frais, il les soumit à différents traitements pour en extraire les différents constituants chimiques. L’étape suivante consistait à séparer ces constituants les uns des autres, les isoler. Cela se faisait par des traitements chimiques en tous genres, qui exploitaient leurs différences de solubilité dans des solvants ou leur propension à précipiter (devenir solide et sédimenter au fond d’un tube) dans des conditions données — et donc à se séparer des autres molécules qui ne précipitent pas dans les mêmes conditions. Les techniques de purification modernes, par chromatographie sur colonne, par exemple, n’existaient pas encore, du moins pas sous une forme applicable aux macromolécules biologiques[33][34].

 

    La découverte de « la nucléine »

    Miescher remarqua qu’en acidifiant ses préparations d’extraits de noyaux, il s’en extrayait par précipitation une substance étrange, rappelant les mucilages, mais aux propriétés bien différentes des molécules biologiques déjà connues au XIXe siècle. On connaissait déjà les sucres (les glucides), les lipides et les protéines. Mais là, Miescher était tombé sur « quelque chose » qui possédait des propriétés chimiques suffisamment différentes pour qu’il commençât très sérieusement à se dire qu’il s’agissait peut-être d’un nouveau type de molécules. Il écrivit (cité dans[35]) à ce propos:

Je pense que les analyses que je propose, aussi incomplètes qu'elles puissent être, permettent de conclure que nous n'avons pas à faire à un mélange aléatoire mais, mis à part un faible taux de contamination, à une entité chimique ou à un mélange d'entités chimiques très proches entre elles. [...] Nous avons donc ici des entités sui generis [de leur propre type] qui ne sont comparables à aucun des groupes connus jusqu'ici.

    Puisqu’elle était issue du noyau, il l’appela nucléine (du latin nucleus, noyau avec le suffixe –ine, souvent utilisé pour nommer les substances chimques). Il pensait alors qu’il pouvait s’agir d’un type particulier de protéine, sans pour autant s’enfermer dans ses préjugés, ni conclure de manière affirmative. Il mit quelques temps à se procurer davantage de bandages et donc de cellules pour extraire une plus grande quantité de noyaux à des fins d’analyses plus poussées. Il souhaitait confirmer ses résultats.

    Je te l’ai dit, l’analyse élémentaire, cela consistait à détruire une substance et à analyser quels atomes la constituent. On pouvait ainsi en déduire ce qu’on appelle aujourd’hui une « formule brute », dans laquelle figurent les atomes détectés, ainsi que les proportions relatives dans lesquelles ils sont trouvés. Par exemple, la formule brute du glucose est C6H12O6, et signifie qu’elle est composée de six atomes de carbone, douze d’hydrogène et six d’oxygène. De nos jours, ces nombres indiquent le nombre exact d’atomes présents dans une molécule, mais à l’époque de Miescher, il était impossible, sans analyses extrêmement poussées, de déterminer ce nombre absolu, et on pouvait au mieux n’obtenir que des proportions relatives. Tu noteras que cette formule brute ne renseigne pas du tout sur la structure (l’organisation 3D des atomes entre eux) de la molécule elle-même. Cela dit, si l’on analyse plusieurs substances et qu’on trouve des formules brutes différentes, on sait a priori qu’on a à faire à des entités différentes, aux propriétés différentes mais aussi à la constitution différente. Les protéines, par exemple, étaient connues — grâce à des chimistes tels que Liebig, Mulder ou Berzélius —  pour être constituées de carbone, d’azote, d’oxygène et d’hydrogène, avec parfois de minuscules proportions de phosphore et/ou de soufre[36][37]. Là, Miescher s’aperçut que sa nucléine était composée de carbone, d’hydrogène, d’azote, d’oxygène, comme les protéines, mais surtout qu’elle contenait une très grande proportion de phosphore! Une particularité qu’on n’avait encore jamais observée dans des molécules biologiques.

    A vrai dire, on avait déjà trouvé beaucoup de phosphore dans certains lipides, dont certains étaient étudiés par Félix Hoppe-Seyler lui-même, mais dans le cas précis de la nucléine, la proportion de phosphore par rapport au carbone, l’hydrogène, l’oxygène et l’azote n’avait absolument rien de comparable. C’était une combinaison d’atomes et une empreinte de proportions totalement inattendue et inédite dans le petit monde de la chimie biologique.

    Miescher parvint à démontrer que le phosphore présent dans la nucléine n’était pas une contamination due à la présence de phosphate (HPO4-), qu’on trouve dans l’eau, mais au fait que le phosphore était réellement lié chimiquement dans la structure de la nucléine, à ses composants organiques. Il avait terminé toutes ses expériences concernant la nucléine à l’automne 1869, et quitta le laboratoire de Tübingen pour rejoindre un autre institut, à Leipzig. Le 23 décembre 1869, il écrivit à ses parents à propos de la découverte de la nucléine et de son intention de publier ses résultats[38]

Sur ma table se tient un colis scellé et prêt à l’envoi. Il s’agit de mon manuscrit, pour l’envoi duquel j’ai déjà pris les dispositions nécessaires. Je vais maintenant l’envoyer à Hoppe-Seyler à Tübingen. La première étape pour le rendre public est donc franchie, à condition que Hoppe-Seyler ne le refuse pas.

    Mais les résultats étaient tellement inattendus que son patron, Hoppe-Seyler, refusa de publier les résultats avant de reproduire toutes les expériences de Miescher lui-même et confirmer ses découvertes[39]. D’autres avant Miescher avaient déjà prétendu des choses extraordinaires qui ne provenaient que de vulgaires contaminations chimiques ou d’artéfacts de mesure, et Hoppe-Seyler tenait à s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une erreur similaire, d’autant que Miescher était jeune (25 ans à ce moment là), et que cette jeunesse faisait peser sur lui le soupçon — impatience de la jeunesse, inexpérience, manque de regard critique, bref tout ce qu’on peut reprocher à quelqu’un qui a le malheur d’être plus jeune que ceux qui jugent son travail aux résultats inattendus.

     L’article présentant les résultats de Miescher intitulé Über die chemische Zusammensetzung der Eiterzellen (Sur la composition des cellules du pus) parut en 1871 après moult péripéties[40] en parallèle de publications de Hoppe-Seyler confirmant que la nucléine existait bel et bien, avec sa composition étrange. Plus tard, Miescher parvint même à montrer que la nucléine était présente dans toutes les cellules qu’il était parvenu à isoler et analyser, pas seulement dans les leucocytes du pus. Comme il avait remarqué que la quantité de nucléine augmentait avant la division cellulaire, il postula qu’elle devait représenter une sorte de réserve de phosphore et de précurseurs organiques nécessaires à la reproduction cellulaire. Il n’y avait donc à cette époque aucune connexion entre la nucléine et l’hérédité. Jusqu’aux années 1940, on croyait sans aucun doute que les protéines étaient impliquées dans l’hérédité. Alors il n'y avait aucune raison que Miescher pense différemment.

    De la nucléine aux acides nucléiques

    En fait, même si la nucléine a, plus tard, été identifiée comme étant de l’acide désoxyribonucléique (au début du XXe siècle), il est plus que probable que Miescher avait en réalité également extrait de l’acide ribonucléique (ARN), ce qui fait de lui le premier à avoir découvert une nouvelle classe de molécules biologiques: les acides nucléiques, c'est-à-dire l’ADN et l’ARN[41]. Leur rôle dans l'hérédité et l'expression des gènes n’a été compris qu’après la Seconde Guerre Mondiale —ce qui est difficile à imaginer aujourd’hui, tant la génétique imprègne la pensée moderne.

    Le nom « nucléine » a influencé celui qu’on a donné à cette famille de macromolécules biologiques. Mais l’ADN, même s’il contient le mot « nucléique », et bien qu’il soit présent dans le noyau des cellules eucaryotes, est aussi présent chez les bactéries et les archées [« arkées »], qui ne possèdent pas de noyau. Le nom, historique, est néanmoins resté, notamment en raison des nomenclatures chimiques inventées par Phoebus Levene (qu’on verra dans un prochain épisode). L’ARN, de la même manière, n’est pas exclusivement —de loin pas!— nucléaire (dans le noyau). On doit donc la découverte de l’ADN (et probablement de l’ARN) à Friedrich Miescher, mais l’idée et la confirmation que l’ADN est le support de l’hérédité et des gènes n’est venue que bien plus tard. Mais ceci est une autre histoire.

    Friedrich Miescher est décédé en 1895, à l’âge de 51 ans, des suites d’une tuberculose.

DuxPacis

 

 

REFERENCES



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[2]  Frixione E, Ruiz-Zamarripa L. The "scientific catastrophe" in nucleic acids research that boosted molecular biology. J Biol Chem. 2019 Feb 15;294(7):2249-2255. doi: 10.1074/jbc.CL119.007397.

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[8] Wilkins MHF, Stokes AR, Wilson HR. Molecular structure of deoxypentose nucleic acids. Nature 1953;171:738–740

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[14] Ratcliff, MJ. (2009) The quest for the invisible — Microscopy in the enlightenment, ISBN 978-0-7546-6150-4

[15] Kohler, RE. The enzyme theory and the origin of biochemistry. Isis. 1973, Vol. 64(2), pp. 181-196, https://www.jstor.org/stable/229596.

[16] Kohler, RE. Op. cit.

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[18] Einstein, A. (1905) On the movement of small particles suspended in stationary liquids required by the molecular-kinetic theory of heat, Annalen der Physik, 17, 549-560.

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[22] Gautier, L. A. Des matières albuminoïdes. Paris : Adrien Delahaye, Librairie-éditeur, Place de l'école de médecine, 1865.

[23] Fritz Pregl - Nobel Lecture: Quantitative Micro-Analysis of Organic Substances. www.nobelprize.org, lien: https://www.nobelprize.org/prizes/chemistry/1923/pregl/lecture/

[24] Yao T, Asayama Y. Animal-cell culture media: History, characteristics, and current issues. Reprod Med Biol. 2017 Mar 21;16(2):99-117. doi: 10.1002/rmb2.12024.

[25] Fritz Pregl, Op. cit.

[26] Dahm, R. (2008), Op. Cit.

[27] Jouanna, J. La théorie des quatre humeurs et des quatre tempéraments dans la tradition latine (Vindicien, Pseudo-Soranos) et une source grecque retrouvée, Revue des Etudes Grecques, 2005, 118(1), pp. 138-167, https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_2005_num_118_1_4609

[28] Fruton, J. S. Fermentation: vital or chemical process? Brill Eds, 2006, ISBN-10: ‎9004152687.

[29] Addison, W. Experimental and Practical Researches on Inflammation and on the Origin and Nature of Tubercles of the Lung. J Churchill, London, 1843

[30] Andral, G. Essai d’Hématologie Pathologique. Fortin, Masson & Cie, Paris, 1843.

[31] Arthur M. Silverstein, A history of Immunology, second edition, 2009, Elsevier, ISBN: 978 0 12 370586 0. La citation figure au Chap. 1, p. 3.

[32] Dahm, R. (2008), Op. Cit.

[33] Williams TI, Weil H. The origin of column chromatography. Experientia. 1952 Dec 15;8(12):476. doi: 10.1007/BF02139302.

[34] Frradane, J. History of chromatography. Nature. 1951 Jan 20;167(4238):120. doi: 10.1038/167120a0.

[35] Dahm, R. (2008), Op. Cit.

[36] Tanford C, Reynolds, J. Nature's robots. Oxford New York : Oxford University Press, 2001. ISBN-10 : 019860694X

[37] Fruton, JS. Proteins, enzymes, genes: the interplay of chemistry and biology. New Haven : Yale University Press, 1999. ISBN 0-300-07608-8

[38] Dahm, R. (2008) Op. Cit, p. 279.

[39] Dahm, R. (2008), Op. Cit.

[40] Miescher F (1871c) Ueber die chemische Zusammensetzung der Eiterzellen. Medicinisch-chemische Untersuchungen 4:441–460

[41] Thess, A, Hoerr, I, et al. (2021) Historic nucleic acids isolated by Friedrich Miescher contain RNA besides DNA, Biol Chem, 402(10), 1179-1185

   



 



 



Le système immunitaire, une partie intégrante de l’organisme qui ne connaît pas de “pause” - Episode 1

  Si tu as déjà entendu que le système immunitaire est parfois “en pause” ou “en sommeil” et que cet état serait un problème car il aurait “...