Safari microbien — Episode 4 : l’ « odeur de la pluie »


Safari microbien — Episode 4 : l’ « odeur de la pluie »

 

On va refaire un tour en Microbie, le monde des organismes microscopiques qui règnent en maîtres sur le monde. Et aujourd’hui, en Microbie, on va parler de « l’odeur de la pluie ». Parce que oui, y a un rapport avec les microbes. 

 

L’odeur de la pluie

Figure 1
 

Le décor: c’est l’été (Figure 1), une fin d'après-midi. Il a fait une température de 32 °C, l’air devient de plus en plus lourd et l’horizon de plus en plus noir. Le vent se lève et quelques gouttes s’écrasent au sol. Premiers éclairs, roulement de tonnerre dans le lointain qui annonce l’orage s’avançant vers toi. Le vent se met à souffler plus fort, la pluie à crépiter plus intensément. Tu sens? Une odeur musquée et fraîche s’élève du sol en train de s’humidifier — une odeur « de terre humide ». On l’appelle « odeur de la pluie », mais l’eau n’a aucune odeur. D’où provient alors ce parfum?

Figure 2
Son nom: le pétrichor [«pétrikor»], nom donné par I. J. Bear (1927-2021) et R.G. Thomas (Figure 2), en 1964[1]. Vers 1865, T.L. Phipson (1833-1908) avait supposé que l’odeur dégagée pendant les averses d’été était probablement due à des molécules organiques — des « huiles essentielles de plantes », selon lui— piégées dans le substrat poreux de la terre, et libérées pendant les pluies, suite au lessivage[2][3] (Figure 3). M. Berthelot (1827-1907) et G. André (1856-1927), proposèrent quant à eux (1891) qu’il pût s’agir de substances issues de plantes en décomposition[4].

Entre 1906 et 1938, d’autres scientifiques, plutôt versés dans la microbiologie, remarquèrent que certains microorganismes dégagent une odeur terreuse lorsqu’ils sont cultivées en laboratoire [1]. Parmi eux, des bactéries du genre Streptomyces[5]. Quand tu les cultives sur une boîte de Petri, tu as l’impression qu’elles forment des colonies de moisissures (que tu peux voir ici) — mais ce sont bel et bien des bactéries et non des eucaryotes.

Figure 3: La citation de Philpson est la suivante: "je suis arrivé à la conclusion que l’odeur dégagée par les sols et les strates sédimentaires après une forte averse puvieuse d’été était due à la présence de substances organiques proches des huiles essentielles de plantes, et il m’apparaît évident que, par temps chaud et sec, ces surfaces poreuses absorbent les fragrances émises par des milliers de fleurs et les rendent à nouveau lorsque la pluie pénètre à l’intérieur de ces pores et chasse les substances volatiles diverses qui y étaient emprisonnées, qui ne sont que peu solubles dans l’eau".

Alors? Qui avait raison? Huiles essentielles? Molécules issues de la décomposition des plantes? En fait, tout le monde avait un peu raison. Tous ces composés contribuent à l’ « odeur de la pluie », mais un seul est responsable de la dominante intense.

Les Streptomyces, ce sont des bactéries extrêmement courantes dans les sols. Tu as l’habitude de voir des bactéries représentées comme des unicellulaires en bâtonnet. Mais les Streptomyces, eux, ce sont des bactéries multicellulaires [5] (Figure 4). Oui, je sais, ça te paraît étrange. Mais en fait, bien que les Streptomyces possèdent une forme unicellulaire, ils peuvent aussi se développer sans que les cellules ne se séparent, et former des filaments. Le préfixe « Strepto », en langage de microbiologiste, ça veut dire « en chaîne ». Il y a plein de bactéries qui peuvent former des chaînes de cellules identiques (des Streptobacilles, Streptocoques, etc.) et qui ne sont pas multicellulaires pour autant. 

Figure 4

Là, si on dit « multicellulaire », c’est parce que toutes les cellules ne sont pas identiques[6][7][8][9]. Autrement dit, certaines peuvent se différencier en formes spécialisées. Certaines pour la croissance végétative (le prolongement des filaments par division), tandis que d’autres sont spécialisées dans la reproduction par sporulation (formation de spores) ou d’autres rôles [5] (Figure 5). C’est ça, un multicellulaire. Un organisme constitué de cellules qui peuvent avoir des rôles anatomiques, métaboliques, reproductifs, etc. différents [6-9]. Les Streptomyces, donc, sont des multicellulaires [5]

Figure 5: C'est le cycle de vie des Streptomyces. Le schéma est issu de la publication citée en-dessous. Tout commence avec une spore. C’est une forme cellulaire spécialisée, dormante (généralement métaboliquement inactive) qui se dissocie de la colonie de Streptomyces, et peut être emportée par le vent ou d’autres évènements. C’est un peu l’équivalent (en simplifiant) du pollen chez les plantes. Si cette spore rencontre un environnement favorable, elle se réactive (métaboliquement parlant) et germe. Cela signifie qu’elle se développe, grandit, se divise, les cellules-filles résultantes restant accrochées les unes aux autres sous la forme d’une chaîne. C’est un filament (un hyphe). Les Streptomyces forment donc des colonies d’apparence duveteuses, filamenteuses, comme le font les champignons (qui eux ne sont pas des bactéries!). Certaines zones de la colonie se spécialisent, et les filaments correspondant adoptent une morphologie différente, torsadée, et c’est là que certaines cellules se différencient en grappes de spores qui, plus tard, seront disséminées, etc. Bref, tu comprends qu’il y a plusieurs types de cellules: les cellules végétatives, en chaînes, qui se divisent en permanence et font croître les filaments de la colonie; tu as les cellules spécialisées qui se divisent et produisent des grappes de spores.
 

Le rapport avec l’ « odeur de la pluie » ? Ce sont eux, les Streptomyces, qui produisent la molécule qui provoque, lorsqu’elle est détectée par nos récepteurs olfactifs, cette odeur si particulière. Cette molécule, on l’appelle la géosmine[10] (Figure 6).

Figure 6
Les Streptomyces possèdent une enzyme (une protéine qui coordonne et réalise une réaction biochimique, que je te décris un peu dans la Figure 7) la géosmine synthase (GeoS)[11][12]. Ça veut dire que ces bactéries possèdent un gène dans leur génome et que son expression par transcription en ARNm et sa traduction en protéine permet de produire GeoS (on verra un jour l’expression des gènes). GeoS utilise un métabolite (une molécule issue du métabolisme) présente chez tous les organismes (y compris chez nous, les humains), le farnesyl diphosphate. Elle le convertit alors en géosmine[13] (Figure 7, pour les experts). Cette molécule là, dans le jargon biochimique, c'est un truc qui appartient à la classe des terpènes, comme pas mal de molécules odorantes chez les plantes (comme le mentol, par exemple). Ce gène est aussi présent chez pas mal de cyanobactéries et quelques champignons[14][15].

Donc, seuls les organismes possédant GeoS (et donc le gène permettant sa synthèse par la machinerie génétique) peuvent utiliser le farnesyl-diphosphate pour produire la géosmine. Et tu sais quoi? Les cyanobactéries et champignons qui en produisent, tu les as déjà sentis. L’odeur terreuse de l’eau que t’as laissée trop longtemps dans le réservoir de la cafetière, le goût terreux du vin qui a mal vieilli, l’eau croupie, une partie de l’odeur de cave, tout ça, c’est la géosmine… et donc dû à la présence de Streptomyces, cyanobactéries et/ou champignons.

Figure 7: Je te rappelle à tout hasard que le farnésyl-disphosphate, c’est une molécule produite chez énormément d’organismes, même chez nous, humains. Mais chez les Streptomyces, il est utilisé (en plus d’un tas d’enzymes) par la géosmine synthase pour produire la géosmine. La géosmine synthase utilise le farnesyl-diphosphate et une molécule d’eau, et après une série de réactions complexes (des réarrangements des atomes entre eux, et des liaisons qu’ils partagent entre eux), elle libère de la géosmine et du pyrophosphate. Et voilà, la géosmine est synthétisée. La géosmine synthase (GeoS), chez Streptomyces coelicolor, c’est une enzyme (une protéine, donc) de 726 résidus d’acides aminés. Une partie de sa structure a été déterminée par diffraction aux rayons X (Protein Data Bank, numéro d’identification 5DZ2), les 329 premiers acides aminés (les suivants ont une structure encore inconnue).
 

En somme, ce sont surtout les Streptomyces qui, dans le sol, produisent de la géosmine (et ceci pour des raisons que nous verrons un autre jour, peut-être). Ils se développent très bien en été, lorsque la température extérieure leur est favorable. Lorsqu'il pleut, les gouttes qui s'écrasent sur le sol (terre, béton, asphalte, rochers, etc.) produisent des aérosols qui emportent avec eux des molécules de géosmine dans l'atmosphère. Et là, patatras, tu sens cette odeur très particulière "de pluie". Mais attention, si la majorité des humains peuvent sentir cette odeur, il existe des personnes qui en sont incapable, à cause d'une variation génétique qui les en empêchent. 

 

Le goût terreux…

La géosmine est extrêmement volatile et lorsqu’elle est libérée dans l’air, nous percevons donc une “odeur de terre fraîchement retournée” ou, plutôt une “odeur de pluie”. D’autres bactéries — les cyanobactéries — produisent aussi la géosmine[16]. C’est l’une des raisons qui font que si tu laisses trop longtemps le réservoir d’eau de ta cafetière macérer, sans la changer, il finit par s’en dégager une odeur terreuse, ou croupie. D'ailleurs, l'une des espèces de cyanobactéries capable de synthétiser la géosmine (et donc possédant la géosmine synthase), tu l'as déjà rencontrée dans l'épisode 1 de cette série sur la microbiologie: Oscillatoria (Figure 8). C'était l'un des microorganismes qu'on trouvait dans l'eau d'une mare... et qui participe à cette odeur d'eau croupie! C'est une espèce de cyanobactéries formant des filaments multicellulaires, avec des cellules collées entre elles.
Figure 8

Peu d’autres organismes, en dehors des bactéries citées (Streptomyces et cyanobactéries comme Oscillatoria), peuvent synthétiser la géosmine [16]. Mais, il y en a tout de même. La betterave contient de la géosmine[17] — d’où son odeur et son goût terreux. Il semblerait qu’elle possède une géosmine synthase[18][19][20], bien que cela ne soit pas encore certain (la géosmine viendrait alors de microorganismes symbiotiques). Et puis, il y a aussi des champignons [16]. Et ça, tu en as probablement aussi déjà fait l’expérience. 

Figure 9
Laisse-moi te raconter (Figure 9) : il y a quelques temps, en été, je me suis dit “Tiens, avec cette chaleur, je mangerais bien une pêche, ça me rafraîchira !” Ni une, ni deux, me voilà dans la cuisine, debout devant le panier à fruits, en train d’observer l’empilement de pêches plates et là… catastrophe ! Il n’en reste que deux. L’une est en train de se faire grignoter par une moisissure, et l’autre a l’air présentable. Je goûte donc l’autre. Et là, c’est le drame ! Pas une seule trace de moisissure visible en surface (du moins à l'oeil nu), mais elle a manifestement déjà été colonisée par elle, sans qu’elle n’ait encore produit ses spores en surface. Cette pêche a le même goût terreux qu’une betterave !

Oui, cette moisissure, c’est Penicillium expansum. Très courante sur les fruits, où elle finit toujours par se développer au bout d’un moment et à se répandre à tout le panier. Comment je le sais sans même une analyse génétique ? Parce que c’est une moisissure qui produit de la géosmine[21] et qu'elle a cette apparence verdâtre. Je te l'ai même cultivée au labo sur une boîte gélosée (Figure 10), histoire que tu la voies mieux. Et crois-moi, ça sentait vraiment très fort la géosmine!

Figure 10
 

Voilà, j’espère que ça t’a plu ! Comme d’habitude, je te rajoute les références et je te dis à bientôt !

 

Références

[1] Bear, IJ & Thomas, RG, Nature of argillaceous odour, Nature, 201(4923), 1964, p. 993-995, DOI10.1038/201993a0

[2] Phipson, T. L. The Odor of the Soil after a Shower, Scientific American. 64 (20): 308, 16 may 1891

[3] Phipson, T.L., Cause of the Odour Emitted by the Soil of a Garden after a Summer Shower", The Chemical News, Vol.63, No.1638, (17 April 1891), p.179, lien: https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/80/The_chemical_news._Volume_63%2C_January_-_June_1891._%28IA_s713id13691660%29.pdf

[4] Berthelot, M. M. and Andre, G., Chem. News, 63, 176 (1891).

[5] Barka EA, Vatsa P, Sanchez L, Gaveau-Vaillant N, Jacquard C, Meier-Kolthoff JP, Klenk HP, Clément C, Ouhdouch Y, van Wezel GP. Taxonomy, Physiology, and Natural Products of Actinobacteria. Microbiol Mol Biol Rev. 2015 Nov 25;80(1):1-43. doi: 10.1128/MMBR.00019-15 et aussi: Hoskisson PA, van Wezel GP. Streptomyces coelicolor. Trends Microbiol. 2019 May;27(5):468-469. doi: 10.1016/j.tim.2018.12.008.

[6] Claessen D, Rozen DE, Kuipers OP, Søgaard-Andersen L, van Wezel GP. Bacterial solutions to multicellularity: a tale of biofilms, filaments and fruiting bodies. Nat Rev Microbiol. 2014 Feb;12(2):115-24. doi: 10.1038/nrmicro3178

[7] Rose CJ and Hammerschmidt K (2021) What Do We Mean by Multicellularity? The Evolutionary Transitions Framework Provides Answers. Front. Ecol. Evol. 9:730714. doi: 10.3389/fevo.2021.730714

[8] Bich L, Pradeu T and Moreau J-F (2019) Understanding Multicellularity: The Functional Organization of the Intercellular Space. Front. Physiol. 10:1170. doi: 10.3389/fphys.2019.01170

[9] Niklas KJ, Newman SA. The many roads to and from multicellularity. J Exp Bot. 2020 Jun 11;71(11):3247-3253. doi: 10.1093/jxb/erz547.

[10] Gerber, N. N. & Lechevalier, H. A. Geosmin, an earthly-smelling substance isolated from actinomycetes. Appl. Microbiol. 13, 935–938 (1965).

[11] Cane DE, Watt RM. Expression and mechanistic analysis of a germacradienol synthase from Streptomyces coelicolor implicated in geosmin biosynthesis. Proc Natl Acad Sci U S A. 2003 Feb 18;100(4):1547-51. doi: 10.1073/pnas.0337625100

[12] Jiang J, He X, Cane DE. Biosynthesis of the earthy odorant geosmin by a bifunctional Streptomyces coelicolor enzyme. Nat Chem Biol. 2007 Nov;3(11):711-5. doi: 10.1038/nchembio.2007.29

[13] Jiang J, He X, Cane DE. Geosmin biosynthesis. Streptomyces coelicolor germacradienol/germacrene D synthase converts farnesyl diphosphate to geosmin. J Am Chem Soc. 2006 Jun 28;128(25):8128-9. doi: 10.1021/ja062669x

[14] Churro C, Semedo-Aguiar AP, Silva AD, Pereira-Leal JB, Leite RB. A novel cyanobacterial geosmin producer, revising GeoA distribution and dispersion patterns in Bacteria. Sci Rep. 2020 May 26;10(1):8679. doi: 10.1038/s41598-020-64774-y.

[15] Mattheis JP, Roberts RG. Identification of geosmin as a volatile metabolite of Penicillium expansum. Appl Environ Microbiol. 1992 Sep;58(9):3170-2. doi: 10.1128/aem.58.9.3170-3172.1992.

[16] Churro C, Semedo-Aguiar AP, Silva AD, Pereira-Leal JB, Leite RB. A novel cyanobacterial geosmin producer, revising GeoA distribution and dispersion patterns in Bacteria. Sci Rep. 2020 May 26;10(1):8679. doi: 10.1038/s41598-020-64774-y.

[17] Liato V, Aïder M. Geosmin as a source of the earthy-musty smell in fruits, vegetables and water: Origins, impact on foods and water, and review of the removing techniques. Chemosphere. 2017 Aug;181:9-18. doi: 10.1016/j.chemosphere.2017.04.039

[18] Lu G, Edwards CG, Fellman JK, Mattinson DS, Navazio J. Biosynthetic origin of geosmin in red beets (Beta vulgaris L.). J Agric Food Chem. 2003 Feb 12;51(4):1026-9. doi: 10.1021/jf020905r

[19] Hanson SJ, et al. Beta vulgaris ssp. vulgaris chromosome 8 shows significant association with geosmin concentration in table beet. G3 (Bethesda). 2021 Dec 8;11(12):jkab344. doi: 10.1093/g3journal/jkab344

[20] Freidig AK, Goldman IL. Geosmin (2β,6α-dimethylbicyclo[4.4.0]decan-1β-ol) production associated with Beta vulgaris ssp. vulgaris is cultivar specific. J Agric Food Chem. 2014 Mar 5;62(9):2031-6. doi: 10.1021/jf4047336

[21] Mattheis JP, Roberts RG. Identification of geosmin as a volatile metabolite of Penicillium expansum. Appl Environ Microbiol. 1992 Sep;58(9):3170-2. doi: 10.1128/aem.58.9.3170-3172.1992


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

SOMMAIRE

  SOMMAIRE Information utile, tu peux me trouver sur BlueSky: @duxpacis.bsky.social   Intention du blog — De quoi va-t-on parler ? Comment ...