Comment la Première Guerre Mondiale a apporté chez nous un machin qui ressemble à une larve extraterrestre

Comment la Première Guerre Mondiale a apporté chez nous un machin qui ressemble à une larve extraterrestre

 

Pour une fois, un petit billet pas trop long. Et dans celui-ci je vais te demander : « Est-ce que tu sais ce qu’est cette créature étrange, sur cette image ? ». Oui, on dirait un peu une sorte de monstre extraterrestre digne d’un film dans lequel on verrait des explorateurs en proie à leurs tentacules peu ragoûtants. Mais je t’assure, il s’agit bel et bien d’un organisme terrestre tout ce qu’il y a de plus banal !

Il s’agit de Clathrus archeri, qui est… un champignon ! Et plus particulièrement un champignon dit « basidiomycète », c’est-à-dire comme les champignons « à chapeau » qu’on a l’habitude de voir — comme les champignons de Paris, les Amanites, les bolets, les cèpes, truffes, pleurotes, lactaires, bolets, chanterelles, russules et autres trompettes de la mort.

 

Un petit mot sur les champignons

J’en profite pour te rappeler que les champignons sont tous des eucaryotes, c’est-à-dire des organismes dont les cellules possèdent un noyau renfermant le génome (ADN), comme celles des animaux (dont les nôtres, donc) et des plantes. D’ailleurs, il est peut-être utile de te dire ici que les champignons ne sont pas des plantes. Pendant longtemps, sur la seule base de leur morphologie et de leur mode de vie, ils furent classés parmi elles. Toutefois, en termes de caractéristiques cellulaires, métaboliques et moléculaires, ils partagent nettement plus de points communs avec les animaux qu’avec les plantes et sont de fait des cousins des animaux, en dépit de leurs morphologies macroscopiques qui font indubitablement penser à des plantes. Mais note que la morphologie n’est pas du tout suffisante pour déterminer ce genre de parenté ; rappelle-toi par exemple que les coraux, qui ressemblent à des plantes, sont des animaux.

Les champignons, entre autres choses, sont hétérotrophes pour le carbone, c’est-à-dire qu’ils produisent leur matière organique (à base de carbone, donc) en utilisant celle d’autres organismes ou en la prélevant dans leur milieu. Les plantes, elles, sont autotrophes pour le carbone, ce qui signifie qu’elles peuvent prélever directement leur carbone sous forme de CO2 (dioxyde de carbone) dans l’atmosphère, l’en extraire et l’intégrer dans leur matière organique — et ceci grâce à un processus appelé photosynthèse. Pour effectuer cette photosynthèse, les cellules de plantes possèdent des organites spécialisés, d’anciennes bactéries symbiotiques appelées chloroplastes. Les champignons ne possèdent pas de chloroplastes et ne peuvent pas effectuer la photosynthèse, et sont donc incapables de subvenir à leurs besoins en carbone en prélevant le CO2 atmosphérique. 

 

Parmi les eucaryotes, on classe actuellement les champignons dans un « règne » subdivisé en plusieurs grands sous-règnes[1][2] : 1) les Aphelidiomyceta, 2) les Basidiobolomyceta, 3) les Blastocladiomyceta, 4) les Chytridiomyceta, 5) les Mucoromyceta, 6) les Olpidiomyceta, 7) les Rozellomyceta, 8) les Zoopagomyceta et 9) les Dikarya. Les huit premiers sont microscopiques, généralement inconnus du grand public car invisibles, et sont appelés les « early divergent fungi », ou « champignons qui ont divergé tôt », si l’on voulait traduire d’une manière compréhensible. Les Dikarya, en revanche, sont souvent appelés « vrais champignons », et regroupent tous ceux qu’on a l’habitude de voir ou qu’on connaît : les ascomycètes (moisissures, lichens, qui sont filamenteux, certains unicellulaires comme les levures de bière ou de boulanger) et les basidiomycètes (champignons filamenteux mais produisant des « chapeaux » comme le champignon de Paris, les cèpes, les amanites, etc. mais aussi quelques unicellulaires).

 

A propos de Clathrus archeri

Clathrus archeri, dont on parle ici, est un champignon du sous-règne des Dikarya, et qu’on classe dans le phylum des Agaricomycotina, où l’on range aussi tous les autres champignons à chapeau que tu as l’habitude de voir.

 

Comme beaucoup de champignons, C. archeri se développe dans le sol sous la forme de filaments à peine visibles à l’œil nu, de quelques micromètres d’épaisseur. Dans notre cas, lors de la reproduction du champignon, ces filaments s’entrecroisent et forment une structure sphéroïdale appelée « œuf ». Mais il n’a rien à voir avec un œuf, c’est une façon de parler. Là-dedans, se développent progressivement ce qu’on appelle les sporophores (les « porteurs de spores »). Lorsqu’ils arrivent à maturité, ils prennent beaucoup de place, appuient sur les parois de l’œuf, les repoussent vers l’extérieur de plus en plus fortement, et finissent par le faire éclater. Les sporophores émergent alors déployant leur forme de « tentacules ». Il y en a généralement de 4 à 6, mais on peut rencontrer des variétés avec davantage de ces structures.

 

Une fois l’œuf éclot, ce champignon dégage une puissante odeur de cadavre ou d’excréments, ce qui attire les insectes nécrophages, qui se posent sur les tentacules à la recherche de nourriture, se couvrent de spores qui collent à leurs exosquelettes et les disséminent un peu partout dans l’environnement. On appelle ça la zoochorie, ou dit plus simplement, la dissémination par les animaux[3].

Beaucoup de champignons proches, de l’ordre des Phallales, utilisent le même genre de système d’attraction, avec dégagement de molécules nauséabondes semblables[4]. Ils ont d’ailleurs des morphologies très étranges, eux aussi (voir ici la figure 1 de l'article), qui leur confère des apparences très « extraterrestres » aussi.

 

Mais d’où vient ce truc ?

Tu n’as pas l’habitude de le voir ? Et pourtant il est là. Chez nous, en France. Mais sache que ça n’a pas toujours été le cas ! Ce champignon est originaire d’Australie ou de Nouvelle Zélande, et se développe sur un substrat de débris de bois (comme l’eucalyptus) qu’il dégrade et utilise comme source de nutriments [4]. Y compris les copeaux utilisés en jardinerie ! D’ailleurs, c’est dans un parc public dans lequel de tels copeaux étaient utilisés pour couvrir le sol d’un labyrinthe que j’ai pris ces photos au mois de Mai 2024.

C. archeri est arrivé en Europe pendant la Première Guerre Mondiale, probablement avec les soldats australiens venus combattre et avec leurs chevaux, et qui avaient amenés avec eux le fourrage de leurs montures, contaminé par des spores. Notre C. archerci se serait alors disséminé à partir de la région de Bordeaux et de Saint Dié, dans les Vosges[5], ses spores « à cheval » (si j’ose dire) sur le dos d’insectes qui croyaient sentir des matières en putréfaction propices à les nourrir. Il a maintenant colonisé une bonne partie de l’Europe, et même l’Amérique [4], et il est considéré comme une espèce invasive.

Merci d’avoir lu ce fil jusqu’ici ! Et à bientôt ! Comme d’habitude, je te mets les références juste après, au cas où elles te seraient utiles pour vérifier ce que je viens de te raconter.

 

RFERENCES

[1] Wijayawardene, N.N., Hyde, K.D., Mikhailov, K.V. et al. Classes and phyla of the kingdom Fungi. Fungal Diversity 128, 1–165 (2024). doi: 10.1007/s13225-024-00540-z (lien : https://link.springer.com/article/10.1007/s13225-024-00540-z)

[2][2] Naranjo-Ortiz MA, Gabaldón T. Fungal evolution: diversity, taxonomy and phylogeny of the Fungi. Biol Rev Camb Philos Soc. 2019 Dec;94(6):2101-2137. doi: 10.1111/brv.12550.

[3] Malloch D, Blackwell M.. Dispersal of fungal diaspores. In: Carroll GC, Wicklow DT, editors. The fungal community: its organization and role in the ecosystem. 2nd edn. New York (NY): Marcel Dekker; 1992. p. 147–171.

[4] Johnson, S.D.; Jürgens, A. (2010). Convergent evolution of carrion and faecal scent mimicry in fly-pollinated angiosperm flowers and a stinkhorn fungus. South African Journal of Botany. 76 (4): 796–807. doi:10.1016/j.sajb.2010.07.012

[5] Parent, Georges H ; Thoen, Daniel ; Calonge, Frederico D., « Nouvelles données sur la répartition de Clathrus archeri, en particulier dans l'ouest et le sud-ouest de l' Europe », Bulletin trimestriel de la Société mycologique de France, vol. 116, no 3,‎ 2000, p. 241-266

 

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