Note de service: De l’importance des mots et des définitions
Dans le Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde (1854-1900) écrivait que « définir, c’est limiter ». Je suis d’accord en ce qui concerne les entités, processus et concepts utilisés en biologie. Ils sont tellement complexes, intriqués, presque évanescents, qu’il faut leur trouver des limites — généralement arbitraires, car ces limites existent rarement en réalité. Le monde biologique est tellement diversifié, et la variation y est à ce point la norme, qu’il faut limiter artificiellement les contours de ce qu’on observe au risque de ne plus pouvoir en parler.
Une fois établies des définitions, on peut lister les éléments qu’elles circonscrivent, et s’assurer qu’elles sont suffisamment astucieuses pour que le contenu ainsi formé permette de différencier les objets entre eux de façon pertinente, et de leur donner des noms différents qui permettent de décrire ce qu’on observe avec un vocabulaire approprié, renvoyant à des concepts et des relations causales propices à en parler de manière cohérente et intelligible. En d’autres termes, ici, définir, c’est donner des contours suffisamment nets à quelque chose, un concept, une idée, un théorème, un être, un objet, un phénomène, pour qu’il soit identifiable au point qu’on justifie l’emploi d’un nom spécifique pour le désigner par rapport à tous les autres. C’est donc bien (dé)limiter. On colle ici assez bien à l’expression « définir, c’est entourer d’un mur de mots un terrain vague d’idées », qu’écrivait Samuel Butler. Dit autrement, ne pas le faire est propice à la confusion, et c’est une tactique classique du monde fasciste, créer des « impensés » pour effacer l’existence d’un phénomène, d’un groupe, d’une identité, ce que tu voudras.
Cette démarche est nominaliste. La définition suit la description des phénomènes ou des entités. Chez les essentialistes, c’est l’inverse : la définition précède les éléments qu’on estime devoir — et souvent mériter — d’y figurer. L’approche nominaliste consiste à inventorier ce qui existe, et à tracer ensuite des limites arbitraires, astucieusement choisies, pour réussir à parler de ce qu’on voit. Ces limites sont toujours artificielles, provisoires, jusqu’à en trouver de meilleures, plus pertinentes. Elles ne doivent jamais être absolues et définitives, contrairement à celles de l’essentialisme. Et ceci est un exercice difficile, car le langage a besoin de mots assez stables, et l’on finit bien souvent par confondre la permanence du vocabulaire et des concepts avec une supposée immuabilité de la réalité, revendiquée par les courants les plus conservateurs. Le monde réel est changeant, et il n’attend pas que notre vocabulaire se forge.
Blaise Pascal (1623-1662) soulignait[1] que « leur utilité [celle des définitions] et leur usage est d’éclaircir et d’abréger le discours, en exprimant, par le seul nom qu’on impose, ce qui ne pourrait se dire qu’en plusieurs termes ; en sorte néanmoins que le nom imposé demeure dénué de tout autre sens, s’il en a, pour n’avoir plus que celui auquel on le destine uniquement. […] Il faut seulement prendre garde qu’on n’abuse de la liberté qu’on a d’imposer des noms, en donnant le même à deux choses différentes ». Définir, c’est regrouper une suite de caractéristique, d’idées, qui suffisent à désigner un mot, concept, entité, processus, et qui autorise à lui donner un nom unique qui permet de résumer ces caractéristiques. L’ennui, donc, c’est qu’il faut que chaque nom soit unique, et qu’il renvoie à « quelque chose » (une liste de critères d’identification) également unique. Or, dans le langage, on sait bien qu’un même mot peut désigner plusieurs objets, concepts, ou processus, simplement pour des raisons historiques, d’usage, de hasard. En science — et donc aussi en biologie et, incidemment en immunologie — il est d’usage de s’astreindre à éviter de telles redondances ; et tant pis pour les répétitions, un texte scientifique n’est pas censé être « beau » à lire, il est censé être précis. Mais il n’est pas toujours possible d’éviter cet écueil.
Pour compenser ces problèmes linguistiques, les mots utilisés en science se doivent d’être définis précisément, c’est-à-dire qu’il est requis de préciser à quoi ils renvoient: quel concept, quelle structure, quel processus. Ainsi, normalement, il faut définir les mots utilisés dans le contexte dans lequel ils sont utilisés. Pourquoi ? Parce que, simplement, certains mots, identiques, ne renvoient pas du tout aux mêmes concepts, entités ou structures selon les disciplines. Par exemple, le mot « noyau », chez un physicien des particules n’a absolument pas la même définition que le mot « noyau » utilisé par un biologiste cellulaire, il ne renvoie pas du tout à la même structure, ni aux même échelles de taille. Le mot « particule », de même, représente une chose différente pour un physicien des particules — chez qui il s’agit d’objets subatomiques, plus petits qu’un atome — et pour un géologue ou un biologiste, qui l’utiliseront plutôt pour parler de petits objets (particules de terre, de poussière, etc.) dont la gamme de tailles est nettement plus grande. Il apparaît donc nécessaire de préciser dès le départ de quoi on parle, dans quel contexte, afin que le discours soit intelligible et surtout pour qu’il n’y ait pas de confusion sur l’objet du discours.
Le mot « théorie » est aussi un très bon exemple: si dans le vocabulaire courant il désigne une spéculation (souvent gratuite et peu fondée), dans le champ scientifique, il n’a pas du tout le même sens, car il ne désigne ni une hypothèse, ni une spéculation, mais un ensemble explicatif beaucoup plus vaste, qui repose sur des preuves validées collectivement. Une théorie scientifique c’est une description, une explication générale, qui utilise des mécanismes causaux validés collectivement. Je n’entrerai pas dans les détails de cette discussion, ce n’est pas le propos, mais tu vois déjà bien que la simple mésentente au sujet de la définition du mot théorie empêche une discussion. Les créationnistes sont ainsi connus pour dire que l’Evolution « n’est qu’une théorie » (sous-entendu, « c’est une spéculation infondée »), mais tu trouveras le même genre de reproches avec l’expansion de l’univers, ou le réchauffement climatique — et en leur temps la théorie de la dérive des continents ou la théorie cellulaire avaient droit aux mêmes reproches[2]. Cela amène toujours à un faux débat, car le sens des termes n’est pas du tout le même entre les interlocuteurs —ils ne parlent pas du tout de la même chose — et les pseudosciences et autres mouvements anti-scientifiques sont particulièrement prompts à utiliser ce genre de (faux) paradoxe apparent2. Après tout, s’il ne s’agit que d’une spéculation, il est légitime de s’autoriser à s’y opposer et de proposer une meilleure explication, non ? N’est-ce pas le but des sciences ? La remise en cause des acquis n’est-elle pas une caractéristique des sciences ? Tu as sûrement déjà entendu ou lu ces arguments… qui reposent presque tous sur la confusion entretenue volontairement entre le mot théorie au sens de spéculation et théorie au sens scientifique de système explicatif révisable.
Si Pascal décrivait ce qu’il estimait être le but de la création d’une définition, il avait remarqué qu’il y avait une nette différence entre définir un objet mathématique — possédant très peu de caractéristiques, toujours immuables — et les entités naturelles. En effet, les entités biologiques, par exemple, sont infiniment plus complexes qu’un objet mathématique. S’il fallait trouver une liste de critères, de caractéristiques pour donner une définition propre à désigner spécifiquement une entité biologique, une définition toujours vraie et immuable, on se heurterait déjà à l’existence d’une infinité d’éléments constitutifs propres à ajouter à la liste, mais aussi à une infinité de caractéristiques changeantes — car les choses naturelles sont changeantes, dynamiques. Les définitions qu’on en donne sont donc nécessairement incomplètes, provisoires et ne reflètent que ce qu’on peut observer à un moment donné, que ce à quoi on a accès à un moment donné. La liste peut donc changer non seulement en raison des connaissances limitées qu’on peut avoir d’une entité biologique, connaissances qui peuvent changer en fonction de notre capacité à observer, mais aussi parce que l’entité elle-même change (on pourrait citer le métabolisme, les mouvements internes, le vieillissement, etc.). A ce propos, Claude Bernard écrivit[3] en 1885 dans Leçon sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux la réflexion suivante :
Pascal, dans ses réflexions sur la géométrie, parlant de la méthode scientifique par excellence, dit qu’elle exigerait de n’employer aucun terme dont on n’eût préalablement expliqué nettement le sens : elle consisterait à tout définir et à tout prouver. Mais il fait immédiatement remarquer que cela est impossible. Les vraies définitions ne sont en réalité, dit-il, que des définitions de noms, c’est-à-dire l’imposition d’un nom à des objets créés par l’esprit dans le but d’abréger le discours. Il n’y a pas de définition de choses que l’esprit n’a pas créées […] ; il n’y a pas, en un mot, de définition des choses naturelles. […] On procède de même en philosophie, parce que l’on y traite surtout des conceptions de l’intelligence ; et encore là y a-t-il des termes primitifs que l’on ne peut définir. […] On les emploie sans confusion dans le discours, parce que les hommes en ont une intelligence suffisante et une idée assez claire pour ne pas se tromper sur la chose désignée, si obscure que puisse être l’idée de cette chose considérée dans son essence.
[…] On ne saurait rien définir dans les sciences de la nature ; toute tentative de définition ne traduit qu’une simple hypothèse. On ne connaît les objets que successivement, sous des points de vue différents et divers ; ce n’est pas au commencement de ces sciences que l’on possède une connaissance intégrale et complète, telle qu’une définition la suppose ; c’est à la fin, et comme terme idéal et inaccessible de l’étude. C’est pourquoi il n’y a pas à définir la vie en physiologie. Lorsqu’on parle de la vie, on se comprend à ce sujet sans difficulté, et c’est assez pour justifier l’emploi du terme d’une manière exempte d’équivoques. Il suffit que l’on s’entende sur le mot vie, pour l’employer ; mais il faut surtout que nous sachions qu’il est illusoire et chimérique, contraire à l’esprit même de la science, d’en chercher une définition absolue. Nous devons nous préoccuper seulement d’en fixer les caractères en les rangeant dans leur ordre naturel de subordination.
Pour cette raison, les définitions, en sciences de la nature (physique, biologie, médecine etc.) sont des délimitations arbitraires, jamais absolues. Il faut choisir des limites. Tu noteras donc qu’il est dès lors indispensable de définir le vocabulaire employé dans un texte scientifique avant de l’utiliser, sans quoi la façon dont ce qui est présenté sera comprise pourrait varier selon les lecteurs et leurs spécialités respectives, ou selon qu’il s’agit d’un non-spécialiste ou carrément d’un curieux non-scientifique. Or, ces termes et ce qu’ils recouvrent, s’ils sont définis et appris lors de la formation du scientifique (pendant ses études, donc), ce n’est généralement pas le cas, sauf exception, dans les articles scientifiques, parce qu’ils sont publiés dans des revues elles-mêmes spécialisées qui sont destinés à des spécialistes également, lesquels sont censés déjà connaître le vocabulaire utilisé et les limites données aux concepts désignés par ces mots.
Dans le cas de la biologie, les définitions sont à prendre au sens que Claude Bernard discutait: ce ne sont pas des définitions absolues qui révéleraient une vérité immuable et intemporelle (comme chez les essentialistes), elles ne sont que des délimitations arbitraires de phénomènes, d’entités, de processus, auxquels on donne des noms de sorte que nous ne soyons pas obligés de réciter toute la description qu’on a réussi à en faire au temps t. Ainsi, système immunitaire aura, tu le verras, une définition qui englobe tout un tas de concepts, d’entités et de processus précis, auxquels on a donné ce nom-là (le contenu pourra changer, au fil du temps, évidemment). Le mot immunité désigne autre chose, c’est-à-dire qu’il délimite un contenu différent, qui n’est pas le même que ce qu’immunité signifie en droit, en politique ou en diplomatie. Bien entendu, il est clair que le contenu conceptuel appelé immunité et celui du contenu conceptuel appelé système immunitaire se recoupent, puisqu’ils désignent des choses en interrelation, mais il est clair qu’ils ne sont pas synonymes: le contenu désigné par ces deux mots n’est pas identique. On se doit donc d’éviter d’utiliser des termes comme des synonymes lorsqu’ils ne le sont pas, ou d’employer des mots qui ne sont pas normalement utilisés dans une discipline afin d’en remplacer d’autres au prétexte d’éviter les répétitions — autrement dit on n’invente pas de synonymes sans avoir d’abord largement précisé ce qu’ils sont censés signifier.
Voilà, ce fut un peu long, mais armé.e.s de ces préliminaires, on va pouvoir commencer à discuter de sujets plus complexes de biologie.
[1] Pascal, Blaise, De l’esprit géométrique et de l’art de persuader, 1658
[2] Lecointre, Guillaume, Les sciences face aux créationnismes. Re-expliciter le contrat méthodologique des chercheurs. Éditions Quæ, « Sciences en questions », 2012, ISBN : 9782759216864. DOI : 10.3917/quae.lecoi.2012.01.
[3] Bernard, Claude, Leçon sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, 1885.