Le système immunitaire — Episode 3 : Qu’est-ce qu’un pathogène?

Le système immunitaire — Episode 3 : Qu’est-ce qu’un pathogène?

La question peut paraître triviale. Un pathogène, me diras-tu, c’est un organisme qui rend malade. Oui. Mais c’est en réalité — comme toujours en biologie où les délimitations ne sont jamais absolues — bien plus complexe quand on veut bien dépasser les notions éculées (mais persistantes) du XIXe siècle, et embrasser les connaissances accumulées depuis plus d’un siècle. Je vais te donner quelques explications sur cette relativité de la pathogénie, puisqu’avec la thématique du système immunitaire, comme tu l’as vu dans les épisodes précédents (épisode 1 et épisode 2), la notion de pathogène est indispensable.

La notion de « pathogène » est profondément contextuelle, et on le sait depuis un moment, maintenant. Un peu d’Histoire est nécessaire pour comprendre ce fait. Pour simplifier, au XIXe siècle, deux conceptions de la “pathologie” se faisaient concurrence. Le modèle “ontologique” et le modèle “physiologique”[1]. Les deux reposaient bien sûr sur l’état des connaissances de l’époque. Il convient d'abord de définir ce qu’un “état pathologique” signifie : un état anormal et délétère de l’organisme (humain, ici).

Les historiens de la médecine décrivent comment les maladies étaient conçues soit comme des « choses » [des entités], soit en tant que « processus », et de quelle manière cela a conduit à ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de modèles « ontologique» et «physiologique» des maladies. Selon le modèle ontologique, une maladie est une entité étrangère (soit animée, soit inerte), ou « un objet logé dans le corps ». Guérir une maladie ou rétablir l’état de santé revient donc ici au final à se débarrasser de l’envahisseur. Au contraire, le modèle physiologique conceptualisait une maladie comme une perturbation ou une déviation de la norme, lui conférant un aspect temporel. Dans cette conceptualisation dynamique, la santé correspond à une harmonie ou un équilibre établi entre les qualités élémentaires du corps, lesquels peuvent être rompus. En 1850 en Europe, la conception ontologique, associée depuis longtemps aux premières théories de la contagion, était largement démodée. Elle prit cependant un nouvel essor avec le développement de la microbiologie médicale au cours du dernier quart du XIXe siècle, et connut une influence durable au XXe siècle.

Extrait de: Méthot et al 2014;5(8):775-85 (référence [1]) (traduction de mon fait)

Le modèle ontologique postulait l’existence d’entité extérieures — vivantes, comme des microorganismes ou inertes, comme des poisons — qui, une fois dans l’organisme, causaient des changements et/ou des dommages, provoquant un état pathologique. Se débarrasser desdites entités devait donc restaurer l’état de santé. La théorie des miasmes postulait par exemple depuis longtemps que la putréfaction des végétaux, carcasses, moisissures, produisait des poisons et des poussières néfastes (non-vivants, donc) polluant l’air, lesquels étaient supposés propager et causer des maladies[2].

La théorie des miasmes stipulait que les maladies étaient causées par la présence de miasmes. Les miasmes sont des émanations empoisonnées issues de carcasses en putréfaction, de végétaux pourrissants, de moisissures, et d’invisibles particules de poussière dans les habitations. Les miasmes pouvaient être identifiés par leur odeur nauséabonde. Depuis l’époque de la Grèce antique jusqu’au milieu du XIXe siècle, on pensait que les miasmes pouvaient entrer dans le corps et provoquer des maladies comme le choléra ou la malaria. Dans le monde médical, la théorie des miasmes était invoquée pour expliquer beaucoup de maladies importantes. Le nom même de la malaria a été forgé en raison de la théorie des miasmes. En Italien, « mala » signifie « mauvais» et « aria » signifie « air » [« mauvais air »] et ceci représente l’une des preuves de l’existence de la théorie des miasmes chez les anciens. Au milieu du XIXe siècle, la théorie des miasmes fut remplacée par la théorie des germes.

Extrait de Kannadan & Ajesh (2018) 16(18) (référence [2]) (traduction de mon fait).

Figure 1: Gravure de Robert Seymour 

Dans cette conception, les maladies n’étaient pas contagieuses — dans le sens où elles n’étaient pas transmises d’humain à humain — mais dues à l’environnement local impropre, saturé de miasmes issus de la putréfaction, entièrement responsables du mal. C’était faux. En 1831, par exemple, l’illustrateur et dessinateur Robert Seymour (1798-1836) représenta le choléra sous la forme de vapeurs (en haut de la gravure disponible ici et reproduite en Figure 1) propageant indistinctement la mort, incarnée par un squelette drapé de blanc, sur les deux camps ennemis d’un champ de bataille. C’est une métaphore courante qui illustre parfaitement la théorie des miasmes. La maladie (choléra) est due à des vapeurs nocives qui contaminent les individus; elle n’est pas contagieuse d’homme à homme, puisqu’elle est due uniquement aux mauvaises conditions d’hygiène et à la présence de ces vapeurs. On sait aujourd’hui que le choléra est contagieux et causé par la présence d’une bactérie qui a été baptisée Vibrio cholerae.

La théorie des germes, développée à la fin du XIXe siècle, proposait que des microorganismes vivants fussent responsables de beaucoup de maladies contagieuses. Les miasmes furent abandonnés. Elle prit son essor avec les progrès de la bactériologie et de la microbiologie en général[3]. Les microorganismes, en tant qu’entités extérieures, s’intégraient parfaitement au modèle ontologique de la pathologie.

Le modèle physiologique proposait que l’organisme sain (humain) fût le résultat d’équilibres entre les parties et processus de l’organisme, une harmonie idéale dont la perturbation causait les maladies, qui n’étaient donc jamais dues à un agent extérieur [1]. Les deux conceptions s’opposaient. Il y avait les défenseurs de l’une et de l’autre. Pas vraiment de lien entre les deux. Ni de mélange des deux. Le concept de “pathogène” est né dans ce contexte, et a largement hérité du modèle ontologique [1].

Plus que des curiosités historiques, ces modèles se reflètent, au moins partiellement, dans les concepts scientifiques actuels. La notion de « pathogène », par exemple, a longtemps été comprise dans les termes du modèle ontologique. Un pathogène était envisagé comme une entité essentiellement statique, inchangeable, une propriété absolument distincte de celle d’autres microbes, en ce qu’il était envisagé comme possédant une capacité inhérente à causer une maladie chez un hôte. Le bactériologiste Robert Koch, par exemple, promouvait une séparation entre les microorganismes « nuisibles » et les « autres types » de microbes. Au cours des premières décennies du XXe siècle, le microbiologiste américain Hans Zinsser divisait les microorganismes en « saprophytes pures » (incapables de se développer dans les tissus [animaux]), « parasites pures » (capables d’entrer et se reproduire rapidement dans un hôte sain), et « semi-parasites » (pouvoir invasif faible et dépendant du contexte). Un certain nombre de bactériologistes des années 1950 « se focalisaient [également] sur un moyen de différencier les ‘bon gars’ des ‘mauvais gars’ », se souvient le microbiologiste Stanley Falkow; un pathogène était simplement défini comme « un organisme qui cause une maladie ». Même encore aujourd’hui, « la plupart des autorités divisent les microbes en ceux qui sont pathogènes et ceux qui ne le sont pas », selon l’immunologiste et bactériologiste Arturo Casadevall. Mais que se passerait-il si un pathogène n’était pas toujours un pathogène ?

Extrait de: Méthot et al 2014;5(8):775-85 (référence [1]) (traduction de mon fait)

Les bactériologistes du XIXe et ceux d’une bonne partie du XXe siècle séparaient les microorganismes en “pathogènes” et “non-pathogènes”. Les “pathogènes” étant envisagés comme possédant des propriétés “intrinsèques” faisant d’eux des pathogènes.

Les microorganismes ont un statut ambivalent depuis longtemps en sciences de la vie. Lorsque Charles Sédillot introduit le terme « microbe » en 1878 pour nommer les microorganismes, ceux-ci sont « valorisés négativement » [...] et doivent encore être « valorisés positivement » comme objets de recherche à part entière. Tandis que le concept de « germe pathogène » émergeait progressivement de la microbiologie pendant la seconde moitié du XIXe siècle, les organismes sains furent redéfinis comme des entités dépourvues de germes, où « germe » signifiait bactéries et virus, ainsi que champignons et protozoaires microscopiques. Les premiers bactériologistes médicaux conceptualisaient la relation entre les microorganismes et la santé humaine comme antagoniste et, en lien avec l’appel aux armes de Robert Koch, dédièrent une grande partie de leurs efforts de recherche à traquer les germes dans leurs « coins et recoins les plus éloignés ». Pour faire court, « la théorie des germes à l’origine des maladies » conduisit à une représentation qui aurait pu être résumée par « humain plus germe égale maladie ».

Extrait de: Méthot et al 2014;5(8):775-85 (référence [1]) (traduction de mon fait)

 

Figure 2
Cette conception implique qu’un organisme pathogène soit toujours pathogène. C’est son essence, sa nature — il ne pourrait être autre chose. 

L’essentialisme, dans lequel les propriétés d’un objet précèdent son existence et se manifestent nécessairement en lui (c’est sa nature profonde) s’oppose au contextuel, où les circonstances peuvent déterminer certaines propriétés de l’être considéré (voir[4] et le passage présenté dans la figure 2). On les dit alors « accidentelles » (non prévues par un ordre naturel). 

 Or, en science — en particulier en biologie — l’essentialisme a souvent (voire toujours, si on en croit Karl Popper) mené à des erreurs et des impasses. Le philosophe français Jean Gayon (1949-2018) en parlait dans un essai[5] en 2012.

 

Le terme « essentialisme » a été l’objet d’un remarquable chassé-croisé entre philosophie et biologie. Originellement, il s’agit d’un néologisme introduit par Karl Popper, qui l’utilisa pour la première fois en 1945 dans La Société ouverte et ses ennemis, et le reprit ensuite de nombreuses fois dans plusieurs de ses ouvrages majeurs. Pour Popper, l’essentialisme est une conception de la science erronée, ayant son origine dans les philosophies de Platon et surtout d’Aristote. Cette conception de la science consiste à privilégier les questions du type « Qu’est-ce que ? », donc « les questions qui demandent ce qu’une chose est, quelle est son essence ou sa vraie nature »1. Elle a, selon Popper, engagé la science sur la voie de la stérilité à chaque fois qu’elle a été mobilisée, ce qui s’est produit d’innombrables fois depuis l’Antiquité. L’obsession de la définition a été pour Popper tout aussi fatale à la philosophie, qui s’est justement vue reprocher d’être un verbiage inconsistant, dans la mesure où précisément elle fait de la définition sa tâche principale. La critique de l’essentialisme est l’une des parties les plus importantes et les plus constantes de la philosophie de Popper. C’est une thèse forte mais, comme on le verra, subtile. Son succès chez les philosophes a été mitigé. En gros, l’essentialisme a intéressé, d’une part, les spécialistes de la pensée de Popper, d’autre part, une catégorie spéciale de philosophes de la biologie, après avoir été adopté par certains biologistes.

[…] Pour Popper, l’essentialisme est une conception de la science consistant à expliquer les phénomènes par des assertions sur « la nature essentielle des choses ». Pour Mayr, l’essentialisme est une conception erronée de la nature vivante, qui néglige ou méconnaît la variabilité populationnelle et l’évolution, et privilégie les « types ».

Jean Gayon (référence [5] disponible ici)

Ainsi, dans le monde essentialiste, si un pathogène est néfaste “de nature” (s’il a une “essence néfaste”), les circonstances ne doivent rien changer à ce fait. Ses propriétés ne peuvent pas être accidentelles (issues des circonstances). Ni changer. Il est pathogène. C’est “inscrit en lui”. Les biologistes ont donc cherché des “gènes de la pathogénie”. Dans ce paradigme, il devait exister des gènes permettant aux pathogènes de synthétiser des “facteurs de virulence” les différenciant de nature (donc génétiquement, ici) des organismes non-pathogènes. On touche-là à ce qu’on appelle l’essentialisme génétique[6][7] — par ailleurs prégnant quand il s’agit de génétique humaine. Les gènes (l’ADN) seraient porteurs d’un “potentiel déterminé”, contraignant d’avance toutes les propriétés intrinsèques de leur porteur.

Les personnes ont tendance à essentialiser certaines entités qu’elles rencontrent. Elles perçoivent des catégories «naturelles» comme les composés chimiques, les minéraux, et particulièrement les organismes vivants comme ayant une nature sous-jacente fondamentale et non-triviale qui fait d’eux ce qu’ils sont. Les personnes font preuve d’essentialisme psychologique lorsqu’elles perçoient une nature ou une essence élémentaire, qui est sous-jacente, profonde, inobservée, qui impose que les entités naturelles soient ce qu’elles sont en générant des caractéristiques apparentes partagées par les membres d’une catégorie particulière. Par exemple, l’essence sous-jacente d’un chat lui impose d’avoir des moustaches, un pelage doux, des griffes acérées, une tendance à ronronner lorsqu’il est satisfait. L’essence contient les caractéristiques visibles mais n’est pas définie par elles. Il peut y avoir des changements dans les caractéristiques observables des membres d’une catégorie (par ex. les chats sans poils), mais [ces caractéristiques apparentes] n’impliquent pas nécessairement de changements de l’essence de ces membres-là [par rapport aux autres].

La relation causale entre essence et caractéristiques attendues est l’un des éléments définissant l’essence. Un autre élément de définition d’une essence est sa stabilité. L’essence du chat est supposée immuable: elle ne change pas même lorsque les traits observables sont transformés à cause d’altérations physiques ou environnementales, comme d’être tondu/rasé ou modifié chirurgicalement. L’essence d’une catégorie naturelle suggère que les membres de cette catégorie sont perçus comme étant homogènes et discrets -il y a quelque chose, par exemple, qui fait que tous les chats sont reconnaissables en tant que chats, et distincts d’autres animaux.

[...] Une composante importante de l’essentialisme psychologique a été l’idée d’un «potentiel inné» (Atran, 1987; Rothbart & Taylor, 1992). Lorsque nous considérons la catégorie d’une espèce, en être membre impose certaines contraintes sur les caractéristiques des membres particuliers de cette espèce, parce que l’essence de l’appartenance à la catégorie est transmise à travers le lignage biologique.

 De: Dar-Nimrod et al (2011), 137(5):800-18 (référence [6], traduction de mon fait).

De manière peu surprenante, cette métaphore essentialiste de l’ADN est retrouvée dans les journaux et les articles dédiés à l’économie ou à la politique, où on l’utilise comme un synonyme d’ « identité », d’essence, de nature (« C’est presque notre ADN de transmettre les valeurs républicaines[8] » ; « La relation humaine est au cœur de l’ADN de Yuman[9] » ; « Former des apprentis est dans l’ADN de Bovagne Frères[10] » ; « L’interaction entre étudiants et professeurs est l’ADN de l’université[11] » ; « Le football féminin est inscrit dans l’ADN de l’US Saint-Malo[12] » ; « L’ESTAC a l’innovation dans son ADN[13] » ; « Euphrasie, la Cinacienne qui a inscrit le commerce équitable dans l’ADN de sa chocolaterie[14] »).

Il suffit de se rendre sur le site d’un journal au hasard, d’utiliser l’outil « recherche », et de taper « gènes » pour s’en convaincre. Sur le site du Point, par exemple, on apprend que « certains gènes prédisposent aux études[15] » (de « bons gènes » ?), que d’autres, si nous les possédons, nous empêchent d’être des « lève-tôt »[16] (de « mauvais gènes » si « l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt » ?), peuvent nous rendent dépressifs[17] (« mauvais gènes », donc). En fouillant un peu plus loin, on découvre que nous sommes « […] la somme de nos gènes »[18] (prédestination génétique), et que l’influence de l’éducation n’aurait pas beaucoup d’importance sur notre personnalité, puisque là encore ce sont les gènes, et non l’influence parentale, qui seraient les ingénieurs principaux de ces traits[19] (prédestination génétique encore). Ailleurs, sur le site du Figaro, on se rend compte que nous ne choisissons peut-être pas non plus entièrement notre propension à voyager, puisqu’on s’y demande : « Le désir de voyage, une histoire de gènes ? »[20]. Heureusement, le ton est un peu plus rassurant pour notre libre arbitre que dans Le Point, car ici, on nous explique tout de même étonnamment que « Non, l’ADN ne détermine pas le destin de [notre] enfant »[21]. Rassurant. Il y a peut-être encore de la place pour le contingent, l’influence des circonstances. En revanche, il apparaît qu’il existerait bien des gènes déterminant l’apparence générale de nos visages, fait biologique qui trouve une application pour la recherche de criminels à partir de leur ADN, retrouvé sur les scènes de crime[22] (une porte ouverte sur le déni de « sales gènes », comme dans Bienvenue à Gattaca ?). Enfin, nous avons tous déjà entendu qu’il existerait des « gènes » qui « déterminent » certains types de « maladies » ou, tout le moins, qui « prédisposent » à certaines « maladies » ou « fragilités ».

Figure 3
Les gènes considérés comme instructions immuables et absolues, déterminant entièrement la nature d’un être vivant — dont les microorganismes — et de tout son lignage est un essentialisme génétique ou l’ADN remplace simplement l’essence intangible [6,7]. C’est peu ou prou ce qui persiste dans le concept de “programme génétique”[23] (Figure 3), où le contenu en gènes instruit entièrement et à lui seul le devenir d’un organisme. Ceci est faux[24][25][26][27]chez les humains comme les pathogènes, comme on le sait maintenant depuis longtemps (Figure 3). On en reparlera un de ces jours. En biologie, la variation, c'est la norme, pas l'exception (ce qui, tu le noteras, est incompatible avec l'essentialisme qui envisage la variation comme une altération qui déforme l'essence immuable).

 

Des “facteurs de virulence” permettant au pathogène d’entrer, survivre, se développer dans l’organisme hôte et l’exploiter furent identifiés[28][29][30][31]. Mais, problème: ils existaient aussi chez des microorganismes pourtant non-pathogènes [1,31]. Etrange, non ?

Impasse, donc. Et c’était la même chose, à chaque fois, pour chaque nouveau facteur de virulence. Soit ils existaient chez des microorganismes non-pathogènes, soit ces facteurs ne déterminaient plus la virulence chez d’autres hôtes ou dans d’autres circonstances. Impasse bis. Bizarre ? Il y avait même des microorganismes pathogènes chez certains animaux, qui ne l’étaient pas chez d’autres, parfois pathogènes chez les humains, parfois pas chez d’autres humains, indépendamment de l’état préalable des hôtes humains ou animaux. Attention, je ne dis pas ici que les facteurs de virulence n'existent pas. Il y a bien des facteurs (protéines, gènes, toxines, etc.) qui rendent certains microorganismes "pathogènes", mais ce "pouvoir de virulence" qu'ils confèrent n'est pas non plus essentiel (intrinsèque). Il est également contextuel. Un facteur de virulence est un facteur de virulence dans un contexte... où il est un facteur de virulence. Et ne l'est pas dans un autre.

Encore pire ! On s’aperçut bien vite que les bactéries et les microorganismes[32][33][34] — y compris les virus[35][36] — peuplaient la peau, le système digestif de tous les animaux sans causer de pathologies, parfois même en étant bénéfiques. On en reparlera un de ces jours. Certains microorganismes bénéfiques de ce microbiote pouvaient devenir soudainement pathogènes ; des microorganismes non-pathogènes pour leur hôte (comme ceux des moustiques, des chauves-souris) le devenaient chez d’autres animaux…

Pourquoi ? Parce qu’un organisme n’est pas intrinsèquement pathogène. Il n’y a pas d’essence de la pathogénie [1]. Il n’y a pas de pré-écriture de leur statut. Les organismes sont pathogènes selon les circonstances, en particulier selon l’hôte qu’ils rencontrent. Il n’y a pas non plus de “programme” immuable et inaltérable, puisque les organismes d’une lignée changent à mesure que la lignée se prolonge — l’antithèse d’une essence. Les microorganismes changent, et leurs hôtes aussi, changeant la manière dont ils interagissent.

Alors oui, un microorganisme peut posséder des facteurs lui facilitant la colonisation d’un hôte, mais ils sont souvent les mêmes que ceux qui permettent des symbioses bénéfiques. Il faut AUSSI prendre en compte les caractéristiques de l’hôte[37]. Lui non plus n’a pas d’essence de “proie” ou de “faiblesse” préétablie. Ce qui compte, c’est la rencontre entre le microbe et son hôte. On parle d’interaction hôte/microorganisme [1,31]. Le résultat dépend du microorganisme et de l’hôte et des circonstances.Tu comprends donc qu’un pathogène c’est bien plus complexe que simplement “un organisme qui rend malade”. Il y a une histoire de continuum entre symbiose (au sens d’interaction mutuellement bénéfique) et parasitisme.

Jusqu’à assez récemment, et depuis la fin du XIXe siècle, la microbiologie médicale se fondait sur la supposition que certains microorganismes sont pathogènes et d’autres ne le sont pas. Cette vision binaire est aujourd’hui largement critiquée et est même devenue injustifiable. [...] le séquençage à grande échelle [des génomes microbiens] montre que l’identification des fondements de la pathogenèse [le fait pour un microorganisme de devenir pathogène] est bien pus complexe que ce qui était supposé et nous force à reconsidérer ce qu’est un pathogène. [...] En analysant et en étendant les travaux plus anciens sur le concept de pathogène, nous proposons que la pathogénie (ou la virulence) devrait être considérée comme une propriété dynamique d’une interaction entre un hôte et des microbes.

Citation du résumé de Méthot et al, 2014 (référence [1]).

J’espère t’avoir fait découvrir ce qu’on sait désormais aujourd’hui. La pathogénie d’un microorganisme ne dépend pas que de lui seul, mais aussi des circonstances et de l’hôte qu’il rencontre. Tout ceci aura une importance considérable pour comprendre le système immunitaire, la "maladie", les symptômes ou l'absence de symptômes chez des personnes infectées par un microorganisme. 

Voilà, j'espère encore une fois que tout ça t'a intéressé, et je te dis à bientôt pour de nouvelles aventures!

 

REFERENCES


[1] Méthot PO, Alizon S. What is a pathogen? Toward a process view of host-parasite interactions. Virulence. 2014;5(8):775-85. doi: 10.4161/21505594.2014.960726.

[2] Kannadan, Ajesh (2018) History of the Miasma Theory of Disease, ESSAI: Vol. 16, Article 18.
Available at:
https://dc.cod.edu/essai/vol16/iss1/1

[3] Snowden, FM. The germ theory of disease, in Epidemics and Society, Chap. 12, p. 204, Yale University Press, New Haven, 2019; doi: 10.12987/9780300249149-014.

[4] Cartwright, RL. Some remarks on essentialism, The Journal of Philosophy, 65(20), Sixty-Fifth Annual Meeting of the American Philosophical Association Eastern Division (Oct. 24, 1968), pp. 615-626.

[5] Jean GAYON, De Popper à la biologie de l’évolution : la question de l’essentialisme , Philonsorbonne [En ligne], 6 | 2012, mis en ligne le 04 février 2013, URL : http://journals.openedition.org/philonsorbonne/401; DOI : 10.4000/philonsorbonne.401.

[6] Dar-Nimrod I, et al. Genetic essentialism: The mediating role of essentialist biases on the relationship between genetic knowledge and the interpretations of genetic information. Eur J Med Genet. 2021;64(1):104119. doi: 10.1016/j.ejmg.2020.104119.

[7] Dar-Nimrod I, Heine SJ. Genetic essentialism: on the deceptive determinism of DNA. Psychol Bull. 2011 Sep;137(5):800-18. doi: 10.1037/a0021860.

[15] Camille Williams, Certains gènes prédisposent aux études, Le Point Phébé, publié le 06/04/2020 : https://www.lepoint.fr/phebe/phebe-comment-certains-genes-predisposent-aux-etudes-06-04-2020-2370200_3590.php#xtmc=genes&xtnp=3&xtcr=27.

[16] Vous ne pouvez pas vous lever le matin ? C’est la faute de la génétique ! AFP, Le Point, 29/01/2019 : https://www.lepoint.fr/sciences-nature/vous-ne-pouvez-pas-vous-lever-le-matin-c-est-la-faute-de-la-genetique-29-01-2019-2289820_1924.php#xtmc=genes&xtnp=19&xtcr=190

[18] Henrik B. Dynesen pour Quillette, Pourquoi vous êtes la somme de vos gènes, Le Point, 10/11/2018 : https://www.lepoint.fr/debats/pourquoi-vous-etes-la-somme-de-vos-genes-10-11-2018-2270299_2.php#xtmc=genes&xtnp=11&xtcr=102

[19] Brian Boutwell pour Quillette, Et si les parents n’avaient pas d’influence sur leurs enfants, Le Point, 19/05/2019 : https://www.lepoint.fr/debats/et-si-les-parents-n-avaient-pas-d-influence-sur-leurs-enfants-19-05-2019-2313556_2.php#xtmc=genes&xtnp=9&xtcr=89

[20] Marine Senclemente, Le désir de voyage, une histoire de gènes ? Le Figaro, 11/12/2020.

[21] Madeleine Meteyer, Non, l’ADN ne détermine pas le destin de votre enfant, Le Figaro, 01/10/2020 : https://www.lefigaro.fr/actualite-france/non-l-adn-ne-determine-pas-le-destin-de-votre-enfant-20201001.

[22] Jean-Luc Nothias, Portrait-robot génétique : montre-moi tes gènes, je dessinerai ton visage, Le Figaro, 26/07/2019 : https://www.lefigaro.fr/sciences/portrait-robot-genetique-montre-moi-tes-genes-je-dessinerai-ton-visage-20190726

[23] Peluffo AE. The "Genetic Program": Behind the Genesis of an Influential Metaphor. Genetics. 2015 Jul;200(3):685-96. doi: 10.1534/genetics.115.178418.

[24] Heams, T. De quoi la biologie synthétique est-elle le nom ? in Les mondes darwiniens, Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre, Marc Silberstein, Editions Matériologiques, 2011, Chap. 19, p. 665.

[25] Kupiec, JJ. Une approche darwinienne de l’ontogenèse, in Les mondes darwiniens, Thomas Heams, Philippe Huneman, Guillaume Lecointre, Marc Silberstein, Editions Matériologiques, 2011, Chap. 20, p. 687-716

[26] Kupiec, JJ. The Origin Of Individuals. s.l. : Wspc, 2009. ASIN : B00KLHZYA8.

[27] Lewontin, RC. The triple helix: Gene, Organism, and Environment . s.l. : Harvard University Press, 2002. ISBN-10 : 0674006771.

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