Qui a découvert l’ADN et l’ARN ? Episode 3 —Phoebus Levene entre en scène.
Friedrich Miescher, Felix Hoppe-Seyler, Richard Altmann et Albrech Kossel avaient admirablement bien bossé entre 1869 et 1906 et montré que l’« acide nucléique » (le nouveau nom de la nucléine) était présent dans tout un tas de types d’organismes et de tissus, et qu’il était toujours composé d’un sucre (de nature inconnue), de phosphates et, en général, de 5 bases (A, T, G, C et U). Du moins était-ce ce que leur permettait de conclure les analyses qu’ils étaient capables de faire à l’époque (voir ici).
Miescher, rappelons-le, avait initié l’analyse de la substance en la soumettant à des traitements de choc qui la détruisaient, et il en déduisait ensuite la composition en atomes — carbone, hydrogène, azote, oxygène et beaucoup de phosphore. Dans les « débris » de la molécule, en plus de ces atomes-là, il avait décelé la présence de phosphate, c'est-à-dire un assemblage de phosphore, d’hydrogènes et d’oxygènes (H2PO4) qui devaient être présents, tels quels, dans la constitution de ladite nucléine. Plus tard, Kossel était parvenu à utiliser des méthodes moins drastiques de destruction, permettant de libérer des constituants de l’acide nucléique plus gros, mois altérés, dont l’analyse avait permis de comprendre la composition : le phosphate à nouveau, un sucre inconnu, et cinq molécules de formules brutes C5H5N5 (l’adénine, notée A), C5H5N5O (la guanine, G), C4H5N3O (la cytosine, C), C5H6N2O2 (la thymine, T) et C4H4N2O2 (l’uracile, U), dont les structures (les assemblages relatifs d’atomes) furent déterminées par le chimiste et prix Nobel Emil Fischer.
Mais à ce stade de leurs travaux respectifs, personne n’avait la moindre idée de la manière dont ces constituants s’assemblaient entre eux — ou même s’ils s’assemblaient tout court pour former quelque chose de plus gros. Même si Albrecht Kossel était assez certain que l’acide nucléique pût être une entité chimique de grande taille[1][2], l’époque n’était pas très ouverte à l’idée que des molécules géantes pussent exister[3]. Même pour les protéines ou les sucres complexes, qui sont des molécules géantes — des macromolécules, dans le jargon — qui avaient été découvertes bien avant l’acide nucléique, on ne croyait pas réellement qu’elles pussent être géantes, mais qu’il s’agissait d’agrégats de molécules moyennes sous la forme de ce qu’on appelle des colloïdes. Pour les chimistes de l’époque, qui ne parvenaient à synthétiser que de petites molécules, ou des molécules de taille moyenne, de tels géants devaient nécessairement être instables et donc ne devaient pas exister. C’est Herman Staudinger (1881-1965), entre autres, qui défendit l’idée (par exemple là[4]) que les macromolécules sont une réalité, concept qui ne fut adopté que dans les années 1940, lorsqu’on parvint à démontrer formellement que les protéines appartiennent toutes à cette catégorie, et qu’elles n’étaient pas des colloïdes[5].
Pour ne rien arranger à d’éventuelles recherches bibliographiques que tu voudrais entreprendre, chère lecteur, à cette époque (début du XXe siècle, donc), il n’existait pas encore de nomenclature des molécules biochimiques, et aucune pour l’acide nucléique. Chaque chercheur parlait de « son » acide nucléique avec un nom bien à lui. Chez la levure de bière (qu’on classait chez les plantes), on parlait d’acide nucléique de levure. Extrait du thymus d’animaux, c’était l’ « acide thymonucléique ». Bref, tu vois, y avait beaucoup de noms. Principalement parce qu’on ne savait pas encore si cette substance était présente dans toutes les cellules et dans tous les tissus, alors on se demandait s’il existait plusieurs types d’acides nucléiques, ou s’ils pouvaient être spécifiques de chaque type de cellule ou de chaque type d’organe. On avait tout de même constaté qu’il semblait être constitué des mêmes composants partout: phosphate, sucre et bases azotées. On avait même remarqué que dans l’ « acide thymonucléique », y avait seulement les bases A, G, C et T et que chez la levure, il n’y avait pas ou peu de T, mais beaucoup de U.
De ce fait, on pensait que la présence des bases azotées T ou U dépendait un peu des organismes d’où on les extrayait. En réalité, ils extrayaient deux choses différentes : de l’ADN chez les animaux et de l’ARN chez la levure et les plantes —l’ADN leur échappait chez ces derniers, pour des raisons techniques. Evidemment, eux, à cette époque, l’ignoraient complètement. Et pour cause : ils ne connaissaient pas la structure des acides nucléiques, et la différence entre ADN et ARN n’est visible qu’à cette échelle-là. Personne ne savait, donc, qu’il y avait deux types de molécules chez tous les organismes (ADN et ARN). Mais à partir de 1909, un nouveau personnage fait son entrée et c’est lui qui va se rendre compte de tout ça. Lentement. Très lentement.
Ce personnage s’appelait Phoebus A. T. Levene (1869-1940), était originaire de Lituanie, et avait fait des études de médecine en Russie, ce qui l’amena finalement à New York (Rockefeller Institute of Medical Research).
Levene disposait de meilleures techniques d’analyse chimique qu’auparavant — il avait d’ailleurs côtoyé Emil Fischer et Albrecht Kossel (que nous avons rencontrés dans l’épisode 2) pendant sa formation, avec qui il avait appris pas mal de choses à propos de chimie. Et en plus, il mit au point une nouvelle technique pour extraire et purifier l’ « acide nucléique », mais aussi des méthodes pour « détruire » cette substance de manière « séquentielle », morceau par morceau, plutôt que de la démolir en une fois, comme on le faisait jusqu’à ce moment-là. En 1909, après moult expériences, il proposa que l’ « acide thymonucléique » se composât de « briques » assemblées en chaînes. Chaque brique était constituée d’un assemblage de phosphate, d’un sucre et d’une base azoée. Il appela ça un « mononucléotide ». Comme y avait 4 bases dans l’ « acide thymonucléique » (A, T, G et C), il y avait donc 4 mononucléotides possibles.
Remarque : Levene pensait que le sucre qui se trouvait dans l’acide nucléique était du xylose à cause de ses propriétés physico-chimiques proches de ce sucre déjà connu. Note aussi que tous les sucres finissent toujours par une terminaison en -ose.
La manière dont il dégradait l’acide nucléique séquentiellement, et les techniques d’analyse qu’il utilisait lui ont permis (on n’entrera pas dans les détails) de proposer que ces « mononucléotides » (sucre+phosphate+base azotée) pouvaient être reliés entre eux par des liaisons et former des chaînes. Des chaînes qu’il appela « polynucléotides ». Mais la manière dont il proposa alors d’assembler les chaînes, c’était proprement faux. Mais avec les méthodes utilisées, c’était déjà plutôt pas mal. L’année suivante, il fit la même chose sur l’ « acide nucléique de levure » et obtint le même genre de résultats. Mais, dans le cas de la levure, il découvrit que le sucre était très certainement du ribose — un sucre contenant 5 atomes de carbone (C5H10O5). Là, Phoebus inventa une nomenclature dont on va reparler un peu plus loin et qui initia l’utilisation des mots « nucléoTides », « nucléoSides », « polynucléotide », etc.
Après d’autres travaux, tout le monde finit par se convaincre (1914) que le ribose était seulement présent dans l’acide nucléique des plantes (et donc les champignons, qu’on classait alors dans les plantes) et il les baptisa acides ribonucléiques (« qui contiennent du ribose), ou, en acronyme, ARN. Chez les animaux, par contre, on pensait à tort que le sucre des mononucléotides était un « hexose » c’est-à-dire un sucre à 6 atomes de carbone. Mais, en réalité, ils se plantaient en beauté. Oui, c’était encore très nébuleux! Et les analyses ne permettaient pas de trancher.
La chose se débloqua à partir de 1923, quand Levene croisa la route d’un Prix Nobel russe soulagé de son portefeuille par des voleurs alors qu’il était en transit à New York: Ivan Pavlov. Oui, celui du « réflexe pavlovien ». Lui et Levene découvrirent des enzymes (des protéines) digestives de dégradation des acides nucléiques (des nucléases, dit-on), ce qui améliora considérablement la manière dont ils « dégradaient » de manière contrôlée et séquentielle les acides nucléiques… et qui facilitait considérablement leur analyse. Ces enzymes leur permirent de voir (vers 1928) que dans l’acide thymonucléique, le fameux sucre à 6 atomes de carbone proche du xyose était en réalité un sucre très proche de celui découvert dans l’acide nucléique de levure, mais un peu différent : le désoxyribose. On parla donc d’acide désoxyribonucléique (« qui contient du désoxyribose), ou ADN. J’espère que tu suis toujours!
On se rendit alors soudainement compte qu’il existait deux types d’acides nucléiques: l’un (ADN) qui contient du désoxyribose et l’autre (ARN) qui contient du ribose. C’était la première fois que la distinction apparut. D’où la nécessite d’une nouvelle nomenclature permettant de décrire cette complexité.
Ils s’attaquèrent ensuite au problème des « liens » entre les briques (nucléotides). Je te passe les détails, mais vers 1935, Levene proposa finalement la structure des « briques » et celle des « chaînes de briques » (polynucléotides) dans l’ADN.
Levene inventa, au passage, toute une nomenclature des « désoxyribonucléotides » (briques de l’ADN) et des « ribonucléotides » (briques de l’ARN). C’est celle qu’on utilise toujours aujourd’hui et que je te mets là (mais t’es pas obligé.e de lire ça).
Par contre, on ne savait toujours pas à quoi l’ADN ou l’ARN servaient dans la cellule. On finit par se rendre compte que les plantes aussi possédaient de l’ADN (et pas seulement de l’ARN) et que les animaux contiennent de l’ARN en plus de l’ADN. Tous les êtres vivants possédaient les deux types d’acides nucléiques, dont on ne savait quasiment rien. Pour l’ARN, bien que les « briques » (ribonucléotides) que Levene avait proposées aient été déterminées correctement, les « liens » entre les briques dans les chaînes, c’était plutôt n’importe quoi. Et ça, ça durera jusqu’en 1953.
Levene ne le sut jamais, puisqu’il mourut en 1940. Il ne vécut pas non plus assez longtemps pour savoir que l’ADN est le support de l’information génétique, chose à laquelle il ne croyait pas, puisqu’il pensait que l’ADN était « une molécule ennuyeuse », car répétitive. Tu noteras qu’il n’est toujours pas question de double hélice. On croyait, et ça durera encore jusqu’en 1953, que l’ADN et l’ARN ne formaient que des chaînes uniques, et linéaires. Et que ça ne servait pas à grand-chose (jusqu’en 1944).
On va s’arrêter là. La prochaine fois, si t’es toujours partant.e, on verra comment on s’est rendu compte que l’ADN est une double hélice (1953). Parce que là, tu vois, on ne parlait que d’un seul brin (polynucléotide), jamais de deux. Suspens !
[INFO IMPORTANTE] Tu trouveras (presque) tout ce que j’ai raconté dans cette référence : Frixione, E, Ruiz-Zamarripa, L (2019) The "scientific catastrophe" in nucleic acids research that boosted molecular biology, J Biol Chem, 15;294(7):2249-2255.
[1] Dahm, R. (2008) Discovering DNA : Friedrich Miescher and the early years of nucleic acids research, Hum Genet, 122, 565-581.
[2] Frixione, E, Ruiz-Zamarripa, L (2019) The "scientific catastrophe" in nucleic acids research that boosted molecular biology, J Biol Chem, 15;294(7):2249-2255.
[3] Olby, R. The macromolecular concept. Journal of Chemical Education. 1970, Vols. 47, 168–174
[4] Staudinger, H. Über Polymerisation. Ber. Dtsch. Chem. Ges. . 1920, Vols. 53 (6): 1073–1085. doi:10.1002/cber.19200530627.
[5] Mülhaupt, R. Hermann Staudinger and the Origin of Macromolecular Chemistry . Angew. Chem. Int. Ed. . 2004, Vols. 43(9): 1054–1063
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