Le système immunitaire — Episode 4 : définir « immunité »
et « asymptomatique », un passage obligé
Dans ce billet, j’aimerais aborder avec toi, cher lecteur/chère lectrice, plusieurs notions qui prêtent à confusion. Si on ne maîtrise pas leur définition et leur périmètre d’utilisation, cela conduit à formuler des erreurs, des non-sens et des paradoxes (je t'ai déjà parlé de l'importance des définitions en biologie ici). Dans la bouche d’une personne qui chercherait à te vendre quelque chose, leur utilisation conduit bien souvent à du bullshit propice à te convaincre d’ouvrir le tiroir-caisse. Dans le domaine de l’immunologie en général, et l’immunité en particulier, c’est flagrant depuis des années, surtout depuis le début de la pandémie de Covid-19: les « boosters d’immunité » sont un bon exemple d’expression trompeuse servant à te vendre des machins qui ne servent à rien d’autre qu’à alléger ton portefeuille. Pourquoi ? On le verra au fur et à mesure.
La « dette immunitaire » est un autre exemple de bullshit — pseudo-scientifique celui-là — qui n’émerge et ne perdure qu’à la faveur d’une utilisation erronée de notions d’immunologie que la majorité des personnes ne connaissent pas, ni ne maîtrisent, et qu’elles acceptent donc sans s’apercevoir de l’erreur ou de la manipulation[1]. De nombreux scientifiques, pourtant chevronnés en immunologie, peuvent aussi être abusés, et cela simplement à cause d’une ambiguïté dans la connaissance des définitions des termes importants.
Et c’est ainsi, en mélangeant les termes, en faisant passer le mot immunité pour un synonyme de système immunitaire (et vice versa), en amalgamant système immunitaire adaptatif/acquis avec immunité acquise ou mémoire immunitaire acquise, en confondant les mécanismes et leurs conséquences (en renversant ou en ignorant la causalité, donc) qu’on peut faire apparaître des théories fumeuses qui ont l’air parfaitement crédibles et justifiées selon le « bon sens », qu’on peut créer des paniques morales et formuler des injonctions infondées, prescrire des solutions qui n’en sont pas.
Aujourd’hui, on va discuter de ce que le mot « immunité » signifie, et surtout qu’il ne doit pas être utilisé comme synonyme de « système immunitaire ». ce faisant, on va aussi voir pourquoi être « asymptomatique » n’est pas une aberration intellectuelle, comme un certain philosophe toutologue très médiatique a pu l’asséner en 2020. Comme je te l’ai déjà écrit là, les définitions, c’est important. Prêt.e ?
Le système immunitaire est un ensemble d’acteurs tels qu’organes, cellules, molécules ainsi que de processus qui concourent à produire ce qu’on appelle une immunité — une protection contre des effets délétères produits par des agents pathogènes[2]. On entend par « agent pathogène »[3] soit des entités biologiques telles que des bactéries, virus, champignons, parasites, toxines, cellules cancéreuses, soit non-biologiques tels que des poisons ou des polluants qui produisent des effets pathogènes, c’est-à-dire qui écartent la physiologie d’un organisme de son fonctionnement moyen habituel, et produisent un état sinon délétère, du moins néfaste à plus ou moins long terme. L’état dit pathologique qui résulte de la présence d’un ou plusieurs agents pathogènes, dans le langage courant, est une maladie (une pathologie en termes plus médicaux). Là aussi, il faut faire attention. Une pathologie/maladie possède des manifestations qui peuvent être directement visibles et ressenties par le malade (symptômes cliniques), mais aussi des manifestations plus discrètes qui ne sont pas observables directement ou qui ne sont pas ressenties — ou pas en tant qu’anomalies. Dans ce cas là, il y a tout de même des manifestations, des marqueurs (des signes) caractéristiques, mais qui ne sont accessibles qu’à travers des observations microscopiques, des tests biochimiques, des analyses de biologie moléculaire. Un cancer, par exemple, peut être parfaitement asymptomatique (au sens où le malade ne ressent rien de particulier et en raison de l’absence de signes cliniques visibles) avant que les ravages qu’il provoque ne déclenchent de signes cliniques reconnaissables. Il en est de même de maladies contagieuses. Autrement dit, l’absence de symptômes visibles (signes cliniques ou ressenti du malade) ne signifie pas qu’une maladie n’existe pas. De même, les symptômes cliniques d’une maladie peuvent varier selon le malade, même si la cause (l’étiologie) est la même. Inversement, un même ensemble de symptômes identiques peut provenir d’une cause différente chez différents malades — on sait bien que de très nombreux virus très différents peuvent causer des symptômes de rhume, ou des symptômes grippaux, illustrant que des causes différentes peuvent produire des effets identiques ; notons que les allergies provoquent aussi des symptômes souvent proches, sinon identiques, aux symptômes du rhume commun.
En 2020, lorsqu’a débuté la pandémie de Covid-19 et que les fameux « malades asymptomatiques » ont été découverts, on a assisté à une sorte d’effervescence intellectuelle de la part d’un philosophe qui s’insurgeait de ce faux paradoxe : « Molière a inventé le malade imaginaire. Voici venu le temps du malade sans le savoir, c’est à dire asymptomatique et d’autant plus dangereux, voire coupable, qu’il est malade sans l’être. Absurdité médicale. Forfait moral et politique. Crime contre l’esprit. #cevirusquirendfou ».
Voilà un bel exemple de philosophe qui a oublié, comme il se devrait, d’aller vérifier les définitions des termes qu’il utilise dans leur contexte, c’est-à-dire le contexte médical, biologique, immunologique. Car oui, on peut être atteint d’une maladie sans qu’elle ne manifeste de signes cliniques observables directement — elle est en revanche parfaitement décelable avec des tests microscopiques, biochimiques ou de biologie moléculaire. Autrement dit, même si une maladie provoque des changements physiologiques délétères, ils peuvent n’avoir aucune manifestation clinique, ou plutôt, n’avoir aucune manifestation clinique facilement détectable. Pour BHL, apparemment, l’absence de manifestations macroscopiques d’une pathologie est donc le signe d’une « maladie imaginaire », un classique de psychiatrisation très courant dans notre société. On n’est pas « malade sans l’être », comme il le prétend, mais on est malade sans que ladite maladie ait provoqué de signes observables facilement de l’extérieur.
Si BHL avait effectué quelques menues recherches avant de s’improviser spécialiste en médecine, virologie et immunologie, il aurait remarqué qu’il était déjà parfaitement connu que les rhinovirus (causant des rhumes) peuvent être asymptomatiques chez une proportion assez importante de la population adulte[4], que c’est aussi le cas avec le virus respiratoire syncytial (RSV), responsable de la majorité des bronchiolites chez les jeunes enfants et les personnes âgées, et surtout avec les coronavirus (CoV) responsables de rhumes et de pneumonies[5] (les coronavirus déjà connus avant 2020, donc). C’était déjà le cas avec le SARS-CoV-1, responsable du SRAS, ou du MERS-CoV, eux aussi pouvant être asymptomatiques et disséminés via des « malades sans le savoir »[6]. C’est aussi le cas du virus Epstein-Barr, responsable de la mononucléose[7][8]. Depuis 2021 (donc après la diatribe de BHL), des recherches ont enfin confirmé ce qui était suspecté depuis des décennies: le virus Influenza responsable de la grippe, lui aussi, peut être asymptomatique et disséminé par des personnes infectées sans qu’elles en soient conscientes[9]. Je pourrais en citer encore beaucoup, puisque le portage asymptomatique n’est en réalité pas du tout rare, et déjà connu depuis qu’on est capable de détecter les virus en l’absence des symptômes cliniques qu’ils causent habituellement. En fait, dans tous ces cas, le virus se réplique bel et bien dans les cellules de leurs hôtes — donc il s’agit bel et bien d’une infection et pas simplement d’un portage passif —, il est contagieux et peut être transmis, mais cette infection ne produit pas de symptômes cliniques ou, parfois, des symptômes extrêmement atténués au point de passer inaperçus ou d’être pris pour un petit coup de fatigue très passager.
Donc, vas-tu me dire, pourquoi parler de « malades asymptomatiques » s’il n’y a pas de maladie ? Certes, les symptômes cliniques habituels ne sont pas là, mais il s’agit tout de même d’une infection, qui change l’état physiologique de la personne infectée, effets alors insensibles (à bas bruit, plus discrets que les symptômes cliniques, mais tout de même présents), invisibles à l’œil nu. Or, un virus qui ne cause pas de symptômes marqués (silencieux) peut très bien avoir des effets très délétères à plus long terme. Ce n’est pas rare, simplement peu connu. Rappelons qu’un virus, s’il persiste (temporairement ou très longtemps sous forme chronique), c’est qu’il peut se répliquer. Et un virus ne peut se répliquer que s’il dispose de la machinerie pour le faire : notre machinerie cellulaire. ; Parfois, il détruit les cellules dans lesquelles il s’est répliqué, d’autre fois il les rend anormales, d’autres fois, il y perdure silencieusement ; le virus, de plus, déclenche tout de même des mécanismes immunitaires qui mobilisent énergie, ressources biologiques, inhibent d’autres processus. Bref, l’état physiologique de base, disons « normal », n’existe plus, puisqu’un virus est là, actif. Pendant qu’il détourne les enzymes, les ARN et les métabolites de nos cellules en se répliquant, il en change considérablement la physiologie, le métabolisme et les équilibres (dont l’expression des gènes, qu’il « force » en sa faveur). Ces changements ne sont pas anodins du tout, et même s’ils ne produisent aucun symptôme immédiat, ils sont tout de même là, écartant l’état physiologique des cellules de ce qu’elles produiraient en son absence. Cela peut avoir des conséquences. Et en a souvent.
Une infection asymptomatique courte, longue ou chronique peut tout de même causer des dégâts substantiels, favoriser d’autres maladies, perturber le système immunitaire, bref, causer une perturbation de l’état physiologique normal au point de causer des effets délétères. Lorsqu’elle est longue ou chronique, l’accumulation des dégâts finit par se manifester en termes cliniques, mais lorsqu’elle est courte, les dégâts sont là aussi, simplement plus discrets, avec des symptômes qui ne sont alors que perceptibles par des méthodes médicales ou biologiques.
L’immunité est le résultat des mécanismes du système immunitaire qui a pour conséquence d’empêcher des effets pathogènes de sorte qu’on apparaît insensible à l’agent qui les cause, comme protégé de lui. On ne manifeste pas les symptômes associés à sa présence malgré une contamination ou malgré sa présence.
J’insiste ici pour te faire remarquer qu’apparaître insensible à (être immunisé contre) un agent pathogène n’implique pas nécessairement que les mécanismes du système immunitaire permettent son élimination. Non. On peut très bien être porteur d’un agent pathogène mais être immunisé vis-à-vis des effets délétères qu’il produit, parce que le pathogène est maîtrisé, circonscrit, limité, maintenu dans un état qui le rend inoffensif — qui empêche la manifestation des symptômes normalement associés à sa présence. Evidemment, cela peut aussi résulter de son élimination, mais les mécanismes immunitaires ne sont pas du tout aussi tranchés. Les deux types d’immunités existent, avec un continuum de possibilités entre les deux. C’est pour cette raison que le concept d’immunité désigne plus correctement le fait d’être insensible aux effets d’un agent pathogène qu’à la capacité à l’éliminer. Ceci n’empêche pas qu’à plus long terme, ledit agent pathogène puisse avoir quand même des effets négatifs, malgré une immunité.
En d’autres termes, on est immunisé contre une maladie (un ensemble de symptômes), lorsqu’on parle dans ce contexte. On peut aussi présenter une capacité d’élimination d’un agent biologique en particulier, pathogène ou non, capacité qu’on appelle aussi une immunité. En général, on dit qu’on est immunisé contre le pathogène ou contre l’agent biologique en question. Il convient donc de distinguer une immunité (insensibilité) vis-à-vis des symptômes (une maladie) et contre sa cause (un pathogène) ou contre un agent biologique en particulier. Toutes les formulations sont correctes, mais elles doivent préciser le propos. Par exemple, il existe des cas où l’on peut être immunisé contre une maladie sans être immunisé contre la bactérie ou le virus qui la provoque, d’autres pour lesquels on peut être immunisé contre une maladie (un ensemble de symptômes) sans être totalement immunisé contre la présence du pathogène qui la provoque. Et puis, évidemment, on peut être immunisé contre une maladie parce qu’on est immunisé contre sa cause, l’agent pathogène.
En médecine, ce qui importe, c’est d’empêcher la survenue de symptômes (d’une maladie). Dans ce contexte, être immunisé contre la maladie (la survenue des symptômes) est plus important que d’être immunisé contre la présence du pathogène qui la provoque, car dans ce cas-là, l’immunité assure que le pathogène ne provoque plus la maladie même s’il est présent. Autrement dit, dans ce cas, c’est l’immunité contre la manifestation des symptômes (et donc de l’état pathologique sous-jacent) qui compte. L’immunité est donc le résultat, l’aboutissement de l’action d’acteurs et processus, une qualité qui exempt l’individu qui la possède d’effet pathogènes et/ou de manifestations donnés et qui résulte de l’existence du système immunitaire. Le système immunitaire est la « machinerie », tandis que l’immunité est le « résultat » de son fonctionnement. On ne peut donc pas amalgamer les deux termes, ni les utiliser comme des synonymes, puisqu’ils ne désignent pas la même chose. Cette confusion existe pourtant, et elle est regrettable, car elle conduit à des interprétations douteuses et des erreurs délétères.
[1] David Simard, Frédéric Fischer, Lonni Besançon, Michaël Rochoy, Eric Billy, et al.. Covid-19 : non, notre système immunitaire n’a pas été affaibli par les mesures sanitaires. 2023. Disponible ici ou là.
[2] Nicholson LB. (2016) The immune system. Essays Biochem.; 60(3):275-301. doi: 10.1042/EBC20160017.
[3] Méthot PO, Alizon S. (2014) What is a pathogen? Toward a process view of host-parasite interactions. Virulence; 5(8):775-85. doi: 10.4161/21505594.2014.960726.
[4] Granados A, Goodall EC, Luinstra K, Smieja M, Mahony J. (2015) Comparison of asymptomatic and symptomatic rhinovirus infections in university students: incidence, species diversity, and viral load. Diagn Microbiol Infect Dis.; 82(4):292-6. doi: 10.1016/j.diagmicrobio.2015.05.001.
[5] Birger R, Morita H, Comito D, Filip I, Galanti M, Lane B, Ligon C, Rosenbloom D, Shittu A, Ud-Dean M, Desalle R, Planet P, Shaman J. Asymptomatic Shedding of Respiratory Virus among an Ambulatory Population across Seasons. mSphere. 2018 Jul 11;3(4):e00249-18. doi: 10.1128/mSphere.00249-18.
[6] Al-Tawfiq JA, Zumla A, Memish ZA. Coronaviruses: severe acute respiratory syndrome coronavirus and Middle East respiratory syndrome coronavirus in travelers. Curr Opin Infect Dis. 2014 Oct;27(5):411-7. doi: 10.1097/QCO.0000000000000089.
[7] Silins SL, Sherritt MA, Silleri JM, Cross SM, Elliott SL, Bharadwaj M, Le TT, Morrison LE, Khanna R, Moss DJ, Suhrbier A, Misko IS. Asymptomatic primary Epstein-Barr virus infection occurs in the absence of blood T-cell repertoire perturbations despite high levels of systemic viral load. Blood. 2001 Dec 15;98(13):3739-44. doi: 10.1182/blood.v98.13.3739.
[8] Abbott RJ, Pachnio A, Pedroza-Pacheco I, Leese AM, Begum J, Long HM, Croom-Carter D, Stacey A, Moss PAH, Hislop AD, Borrow P, Rickinson AB, Bell AI. Asymptomatic Primary Infection with Epstein-Barr Virus: Observations on Young Adult Cases. J Virol. 2017 Oct 13;91(21):e00382-17. doi: 10.1128/JVI.00382-17.
[9] Bénet T, Amour S, Valette M, Saadatian-Elahi M, Aho-Glélé LS, Berthelot P, Denis MA, Grando J, Landelle C, Astruc K, Paris A, Pillet S, Lina B, Vanhems P; AFP Study Group. Incidence of Asymptomatic and Symptomatic Influenza Among Healthcare Workers: A Multicenter Prospective Cohort Study. Clin Infect Dis. 2021 May 4;72(9):e311-e318. doi: 10.1093/cid/ciaa1109.
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